Ce week-end, je suis allée voir une exposition très spéciale (Merci Grégoire !), qui m’a fait beaucoup réfléchir depuis et au sujet de laquelle je voudrais livrer ici mes impressions. Quelques mots de présentation tout d’abord, car la démarche n’est pas banale, au premier abord du moins, à défaut d’être nouvelle. Il s’agit d’un musée virtuel, en quelque sorte, « The Museum of everything » (que je nommerai dans la suite de cet article TMOE), qui promène à travers l’Europe des expositions itinérantes. Leurs noms ont des accents de twitter de par l’utilisation du caractère dièse, rappelant fortement le « hashtag » (Exhibition #1, #2, #3, etc), ce qui doit vouloir entraîner le concept vers une modernité presque radicale (et qui rappelle néanmoins une phraséologie déjà ancienne de l’art contemporain, présente dans les titres d’oeuvres depuis le début du XXe siècle, « Figure 22 », « Composition n°34″…).
Pas d’ancrage permanent pour les oeuvres, que le public découvre dans des lieux temporaires. Ici pour l’exposition « #1 », un ancien séminaire catholique du quartier Saint-Germain des Prés avait été aménagé pour la circonstance. Surface d’allure industrielle, planchers bruts, carreaux de fenêtres blanchis à la chaux ou recouverts approximativement de plastiques transparents de couleurs, murs nus sans ravalement, le lieu jouait clairement la carte du « Brut » au milieu d’un des quartiers les plus raffinés de la capitale française.
Nous étaient présentées environ 500 peintures, collages, sculptures et installations, dans une muséographie sobre et classique (succession d’oeuvres, cartons présentant les auteurs et les titres des oeuvres, lorsqu’elles en avaient un, auxquels s’ajoutaient des impressions de personnalités sur les oeuvres et artistes). Ces oeuvres extraites de la collection d’un certain James Brett, avaient été sélectionnées par des artistes (dont Christian Boltanski, par exemple) et des personnalités « culturelles », nous dit-on.
Quoi de plus conforme à ce que nous nommons exposition, allez-vous me dire ? Des oeuvres de forme connue, la présentation d’une collection, une muséographie traditionnelle dans un lieu défini (mis à part le concept de musée temporaire, qui paraît novateur, mais finalement qu’est-ce d’autre qu’une exposition temporaire ?).
L’étrangeté prend sa source ailleurs, dans le cursus des artistes et le processus d’élaboration des oeuvres. Car nous ne sommes pas devant des productions d’artistes, au sens classique du terme (ou du moins au sens que TMOE et ses concepteurs mettent sous l’acception d’artiste). Il s’agit d’exposer des artistes inconnus, créant sans intention, sans formation et sans célébration ; ailleurs il est question d’art contemporain spontané, sans école, non traditionnel.
A l’origine de la démarche, Marc-Olivier Wahler ancien directeur du Palais de Tokyo (ce qui nous éclaire déjà), qui veut « casser les frontières entre l’art dit noble et l’art populaire » (il est vrai que Saint-Germain des Prés semble un bon endroit pour accomplir cette mission ;-)).
« Dans de minuscules crevasses et sous des lits poussiéreux, il se cache une créativité secrète des inconnus de la société. Inattendu, délicat et profond, ce travail démocratique a inspiré des artistes mondialement connus et de grands esprits créatifs. » Voilà en complément le frontispice du site internet consacré au TMOE (http://musevery.fr/site/).
Nous sommes donc face à des « oeuvres » d »artistes » non intentionnels, qui nous séduisent. L’exposition est en effet spectaculaire, des oeuvres très belles dans leur esthétique et surtout par la force presque agressive qu’elles dégagent, malgré leur côté maladroit, parfois.
Le premier artiste présenté, Henry Darger (1892-1973), donne le ton. Perturbé psychologiquement, confié à un orphelinat dans sa petite enfance, où des adultes l’habillent en fille (et en abusent ?), il peint toute sa vie, sans les montrer à personne, d’immenses fresques, 15 000 pages en tout, où les héroïnes « The Viviam sisters », petites filles affublées d’un sexe masculin, sont en proie à l’attaque de tornades ou de méchants adultes.
Tout un monde imaginaire né de l’inconscient s’étale là sous nos yeux, comme une thérapie intime et violente. Ces dessins n’ont été retrouvés qu’après la mort de l’auteur et exposés sous nos yeux sans son consentement (en incise, cela m’a rappelé le roman policier « Les visages » de Jesse Kellerman, dans lequel un directeur de galerie trouve des dessins fascinants de jeunes enfants, qui vont s’avérer être ceux d’enfants disparus, victimes d’un tueur en série).
Le reste est tout aussi intéressant, avec une dominante d’artistes psychologiquement ou physiquement déficients (un sourd et muet, analphabète, qui réalise des collages par exemple) qui nous donnent à voir leur monde, différent du nôtre. Même si le propos de l’exposition n’est pas de réduire son spectre à des artistes déficients ou étranges, nous en voyons défiler un certain nombre, hommes ou femmes de Dieu citant la Bible à longueur de toile, d’autres obsédés par les chiffres (tel un artiste né le 2 février 1962 et dont la toile dit « je suis né le 2e jour du 2e mois de la 2e décade de la 2e partie du XXe siècle et cela je l’ai compris à l’âge de dix ans », effrayant, non ?). Bien que n’ayant pas le bagage nécessaire pour définir plus avant les affections dont il est question, je l’ai ressenti en mon for intérieur. Ce sont des cris que nous contemplons. Des cris de survie. Et c’est bouleversant à certains moments. Nous ne savons pas ce qui nous atteint le plus, l’esthétique intrinsèque de ce que nous voyons, même en comparaison à des « artistes établis », ou toute la lutte inconsciente que nous percevons en arrière-plan.
La genèse : l’art brut
Dès 1919, « Les Champs magnétiques« , oeuvre littéraire d’André Breton et de Philippe Soupault, ouvre la voie à « l’écriture automatique », qui se veut dégagée des contraintes culturelles et du contexte historique. Cette tendance littéraire est reprise en art plastique par Max Ernst et sa technique du frottage vers 1925, qui consiste à laisser une oeuvre d’art s’exécuter toute seule. Une recherche de spontanéité déjà expérimentée auparavant (Baudelaire et sa confiture d’opium), mais qui trouve ici un aboutissement radical. Il s’agit de donner une parole directe à l’inconscient, ce qui oriente fortement la démarche vers des personnes à la structure mentale différente de celle des personnes dites normales, corsetées dans leurs règles. Drogues et autres substituts peuvent libérer cette parole directe, mais temporairement.
Un pas supplémentaire dans cette voie est franchi par Jean Dubuffet qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale, visite les asiles psychiatriques en Suisse puis en France, pour rassembler des oeuvres réalisées par des aliénés (dont une figure emblématique, Aloïse, dont certaines peintures sont présentées dans l’exposition que j’ai vue). Il crée ainsi une collection administrée par la « Compagnie de l’art brut », hébergée à Lausanne depuis 1945.
Jean Dubuffet donne de l’art brut la définition suivante :
« Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » (Jean Dubuffet, L’art brut préféré aux arts culturels, 1949).
Nous retrouvons ici l’essence des propos tenus par Marc-Olivier Wahler plus de quarante ans après (d’où mon appréciation mitigée de la modernité du concept). Avec une dimension supplémentaire dans les propos de Jean Dubuffet, dont nous ne savons pas si elle entre dans la pensée de Marc-Olivier Wahler, celle du mépris pour l’artiste « culturé ».
Artiste non intentionnel, quelle signification ?
Il y aurait ainsi, si l’on suit Jean Dubuffet et ses successeurs en pensée, une opposition fondamentale entre un art « brut » et un « art culturel », le premier revêtant une pureté, un caractère virginal non altéré par la corruption de la culture et le deuxième vicié pour la raison inverse.
Revenons au concept du TMOE qui emprunte à Jean Dubuffet une partie de sa pensée en la décalant légèrement. Arrêtons nous notamment sur la notion « d’art non intentionnel » ou « spontané ». Qu’appelle t-on ici intention ? Intention de créer ? Celle-ci existe dans les deux cas puisqu’elle aboutit à l’existence d’une oeuvre avec intention de donner vie à cette oeuvre. Ce n’est donc pas ici qu’il faut chercher la signification du concept. Peut-être cela devient-il plus clair si nous accolons la notion « d’art » à celle « d’oeuvre ». Encore faut-il définir ce qui différencie « l’oeuvre » de « l’oeuvre d’art ». Sans vouloir refaire les multiples chemins philosophiques tracés sur le sujet, j’avancerai que la différence repose ici principalement sur la volonté d’afficher l’oeuvre auprès d’un public, voire de la mettre sur le marché de l’Art. L’expression utilisée par TMOE dans sa présentation des artistes, « art sans célébration », nous donne un indice supplémentaire dans cette voie. Certains « artistes » (mot employé sur le site internet du « Musée », ce qui entretient la confusion) seraient donc libres et spontanés, hors des sentiers battus de la création habituelle et du circuit d’exposition de l’oeuvre et d’autres ne se mettraient à leur table de travail que pour produire intentionnellement quelque chose dans le but de le faire reconnaître comme « Art ».
Peut-être n’est-ce pas si simple. Ainsi, que dire des oeuvres découvertes à titre posthume (je pense à des journaux ou à des correspondances publiés après la mort des auteurs). Nous pouvons également douter des intentions d’artistes reconnus maintenant, comme par exemple, pour citer une célébrité incontestable de nos jours, Vincent Van Gogh, qui a dû sa renommée principalement à l’acharnement de son frère Théo, comme le montre fort bien leur correspondance. Ou encore Henri de Toulouse-Lautrec, qui peignait pour payer ses verres d’absinthe. L’intention de faire connaître l’oeuvre, même pour des artistes que nous pouvons considérer comme partie intégrante des artistes « culturels » peut provenir de l’entourage et non de l’auteur lui-même. Tout cela est affaire de circonstances et de chronologie, que les jugements artiste culturel/artiste spontané écrasent en un raccourci déformant.
Lorsque les commissaires de l’exposition, dans un but sûrement louable, exposent devant nous des oeuvres d’artistes non intentionnels, ne les transforment-ils pas en artistes intentionnels ou culturels ?
Certains artistes non intentionnels sont « récupérés » par le système classique de l’art, tel Dan Miller, auteur américain, exposé désormais au Museum of modern art de New-York (voir ci contre).
Que dire par ailleurs des ateliers organisés par le TMOE pour des artistes déficients, dont les oeuvres sont mises en ligne pour être achetées (http://www.workevery.co.uk/buy) ?
Nous sommes devant des lignes de partage si minces entre les deux acceptions de l’artiste que cela tourne au paradoxe.
Art non intentionnel et art thérapie
Depuis le début du XXe siècle, des médecins s’intéressent à la relation entre aliéné et art. Notamment des pédiatres, comme Donald Winicott (1896-1971) ou des psychiatres, comme Mélanie Klein (1882-1960), qui insèrent la dimension du dessin dans leur relation aux enfants qu’ils suivent. La création devient ainsi une médiation entre la personne déficiente et le monde, elle est une voie d’expression qui permet la projection de la violence intérieure. Elle prend peu à peu sa place dans les techniques de soins, notamment dans l’ergothérapie, qui cherche à ré-éduquer les malades mentaux par le biais d’occupations diverses. Outil de dérivation de l’angoisse et de la pathologie mentale, elle n’est pas destinée à être vue. Nous pouvons sûrement raccrocher à cette voie Henry Darger dont il a été question plus haut. Nous sommes donc dans une acception tout à fait différente de la production d’oeuvre. Il s’agit de survivre, d’essayer de rassembler sa santé mentale et de ne pas s’effondrer (et pour les déficients physiques, tels que sourds/muets voire aveugles, de recréer un lien vital avec le monde). Certains auteurs ou artistes actuellement estampillés ne sont pas très éloignés de cette démarche ; je pense par exemple à Antonin Artaud ou à Robert Walser.
Il est assez troublant de voir par ailleurs en filigrane aux oeuvres exposées tous les poncifs que la littérature policière (surtout nord-américaine) déploie sur les tueurs en série : feuilles couvertes d’écriture malhabile et pressée, prophéties de tous genres, figures religieuses ou monstrueuses, avertissements effrayants. Peut-être que la création est un exutoire qui peut les prévenir de passages à l’acte irréversibles ?
Ce qui nous touche également ici, voire qui nous fascine, à l’instar de notre engouement pour les romans policiers dont j’ai parlé, procède du même mouvement que celui que nous ressentons par rapport à la Folie. Etrange et si proche de nous, elle nous dérange et nous attire. Nous pourrions citer Rainer Maria Rilke, « Le beau n’est peut-être que le premier degré du terrible. Ce que nous pouvons tout juste supporter et l’admirons tant parce qu’il dédaigne de nous détruire ».
Au sein du corps médical, qui considère d’abord cette technique de création comme un outil de soins, un débat a lieu sur l’opportunité de montrer ou non ces oeuvres. Marcel Reja, médecin, publie en 1901 « L’art malade : dessins de fous ». En 1950 a lieu à l’Hôpital Saint-Anne à Paris la première « exposition internationale d’art psycho-pathologique », réunissant 2000 oeuvres de 350 auteurs, malades mentaux. Les discussions se poursuivent encore aujourd’hui sur le sujet.
C’est une vraie question qui se pose : regarder ces oeuvres, très personnelles, si la volonté des auteurs n’est pas sollicitée ne participe t-il pas d’un certain type de voyeurisme ?
L’art pour tous
Pour en revenir à l’exposition dont cet article traite, se dégage également une idée supplémentaire, en sourdine, héritée de Jean Dubuffet mais également reformulée clairement par Marc-Olivier Wahler quand il oppose « art populaire » et « art noble ». La notion d’art spontané ouvre sur une autre dimension, celle qui porterait à penser que tout le monde peut produire de l’art (et d’après Jean Dubuffet, plus on est candide, plus produire de l’Art est accessible). Nous rejoignons là la tentation démagogique de notre époque, illustrée par les propos d’Andy Warhol sur le quart d’heure de célébrité mondiale pour tout le monde (1). Ainsi, il n’y aurait plus besoin d’apprendre à peindre, dessiner, sculpter, ce serait même un handicap pour arriver à créer. Ainsi il y aurait d’une part les nantis de l’art, qui auraient appris les techniques de base, et les autres, sans connaissance, qui auraient un don inné et seraient tout aussi capables, voire plus. Cela me gêne beaucoup, car au-delà de cet exemple particulier de l’art, nous rejoignons une tendance générale qui vise à effacer le travail, comme si tout n’était affaire que de génération spontanée.
C’est donc une exposition à voir, pour le choc esthétique et émotionnel qu’elle procure, en gardant toutefois un certain recul quant à la démarche.
(1) Andy Warhol, catalogue de l’exposition au Moderna Museet, Stockholm, 1968
FB (co-construit avec mon frère JB)
Salut Florence,
Je te livre cette réflexion de Clayton, avec qui nous discutions de ce sujet hier soir (autour de quelques vins sympathiques) : la société a consacré la figure du génie artistique (une conséquence du XIX romantique ?), laissant accroire que la folie serait un ingrédient consubstantiel de ce génie -> c’est la folie qui créerait les chefs d’oeuvre.
Et si les oeuvres créées par des personnes « décalées » (pour ne pas utiliser de terme trop définitif) étaient le fruit de leurs éclairs de « lucidité » ? Et si finalement elles correspondaient à la partie « normale » de leurs créateurs ? Cela rejoint tes considérations sur l’art-thérapie…
Bref, je te rejoins complètement pour dire que cette expo est aussi intéressante pour les oeuvres en elles-mêmes (une bonne partie d’entre elles en tous cas), que pour les réflexions (malheureusement? sans conclusion, me concernant) qu’elles enclenchent.
g.