Encore une fois merci à mon libraire pour m’avoir fait découvrir ce texte assez spécial, d’un auteur français contemporain, qui ne ressemble à rien de ce que j’avais pu lire jusqu’à présent. J’ai longtemps cherché à quels écrivains me faisait penser cette oeuvre, car il n’est pas de littérature sans filiation, évidente ou cachée. J’ai d’abord évoqué Thomas Bernhardt pour la matérialité du récit, la trivialité des images et le côté obsessionnel d’une écriture qui veut tout décrire. M’est également venu à l’esprit Thierry Beinstingel, avec son roman « Central » (2000), pour les mêmes raisons et pour son ancrage fort dans l’époque.
Le livre ne se laisse pourtant pas saisir si facilement et ne ressemble à aucun autre que j’ai pu lire. Sous une apparente platitude, il développe une histoire pleine de finesse, grâce à un style d’une grande subtilité.
Un style oxymorique (1)
Georges est arrivé avec un gros gâteau. Il est entré dans la pièce, précédé de Paul, qui était allé lui ouvrir, et a posé le carton sur la table où les verres étaient disposés pour l’apéritif. C’est après qu’il nous a salué, William et moi, une fois débarrassé de son carton qu’il avait tenu devant lui à deux mains, comme si, de la pâtisserie où il l’avait acheté jusqu’à l’appartement, il l’avait déplacé tel quel, à seule fin de le poser sur la table. Evidemment, il avait dû libérer une de ses mains pour faire le code, pousser la porte de l’immeuble, tirer celle de l’ascenseur, presser le bouton de la cabine et celui de la sonnette, mais enfin ce n’est pas l’impression qu’il avait donnée en entrant dans la pièce. Il avait plutôt eu l’air emprunté, encombré de son gâteau depuis le départ, incapable en réalité de l’avoir jamais tenu d’une main – ce qui eût été, à la réflexion, peut-être impossible, pour autant que le carton eût manqué de rigidité et qu’il eût risqué, sous la pression de son pouce, de s’écraser sur le gâteau, lui-même éventuellement mou, avec de la crème, à moins qu’il ne se fût agi d’une mousse, avec cette manie qu’ils ont tous maintenant de faire des mousses, ai-je songé.
Le ton est donné dès les premières lignes de l’ouvrage. Cela me fait penser à un origami que l’on déplierait pour en voir toutes les facettes. Chaque détail, chaque pliure de l’histoire (à rapprocher des petits problèmes posés par la quotidienneté des choses, que nous affrontons l’un après l’autre) dépliée, gardant la trace initiale du pliage. Un récit de vie comme une succession de petits moments denses et pleins, tels que les restitue l’écriture, là où nous ne pourrions voir que du vide, dans la réalité. L’accumulation de détails, surprenante au premier abord, finit par faire un récit cohérent d’une vie comme les autres, où passent petits et grands événements.
Le narrateur, Jean, décrit ici son quotidien, ses actes, ses pensées, de manière presque littérale et fort exhaustive. De cette littéralité surgit alors une grandeur universelle qui touche à la condition humaine.
Une histoire simple ? Pas si simple que cela
Sur un canevas assez mince – le projet de quelques quinqua/sexagénaires qui se connaissent peu, de refaire ensemble un voyage d’été et la description de leurs vies à Paris, d’où le titre de l’oeuvre – l’auteur brode une toute autre histoire. Christian Oster glisse dans son récit quelques accidents de parcours qui seraient autant de coups de thêatre ailleurs (la mort d’un des protagonistes, la grossesse d’une maîtresse du narrateur) et qui ne prennent pas ici le relief attendu par rapport au reste du récit. Car toute l’histoire est relief en soi. Et nous touche. Le décès de William se retrouve sur le même plan que l’épopée du gâteau évoquée ci-dessus. Car ce sont autant de briques qui permettent de construire une vie. Privés de la hiérarchisation établie d’après une échelle de valeurs extérieure (et donc artificielle), qui veut par exemple qu’un décès compte plus qu’un déménagement, les fait retrouvent leur liberté et s’interclassent d’après le ressenti de la personne concernée, en l’occurrence le narrateur.
Il n’est plus besoin d’explication ou de justification de chaque acte, puisque le récit méticuleux de chaque petite fraction factuelle ou psychologique qui se produit libère l’auteur de cette contrainte. Les choses se produisent, les réflexions se succèdent en un flot ininterrompu, sans emphase et dans une harmonie d’ensemble. La question du « sens de la vie » se pose tout au long de l’ouvrage, sans plus de réponse que dans la vie réelle.
L’auteur nous donne également à ressentir le poids de la vie pour des personnes qui ont déjà fait un bout de chemin (des « seniors », dans notre vocabulaire à l’emporte-pièce). Oscillant entre réalités quotidiennes liées à l’âge et espoirs juvéniles, le livre, plein de tendresse, montre la vie en action, là où nous aurions tendance à penser qu’elle commence à décliner. Et c’est bouleversant.
Je recommande fortement ce livre intense, dans lequel vous vous reconnaîtrez, comme moi.
FB
(1) Dans la rubrique « faisons preuve de culture ! 😉