Littérature : Sebastian HAFFNER (1907-1999) – Histoire d’un Allemand

Haffner

S’il existe une période fascinante (au sens littéral du terme) dans l’histoire européenne, c’est sûrement celle que traverse l’Allemagne entre 1918 et 1939. Creuset de tous les extrêmes, ce laps de temps plutôt court (un peu plus de vingt ans), s’ouvre par la défaite de l’Allemagne en 1918. Le traité de Versailles qui met fin à la guerre, non content d’amputer le pays d’une partie de ses territoires et de le couper en deux, va plus loin dans l’humiliation en imposant la démilitarisation de la Ruhr et surtout le paiement de « réparations », sorte d’impôt de plus de 130 milliards de marks-or (1). Ayant acquitté un tribu aussi lourd en vies humaines que la France pendant la guerre (2,4 millions de morts et plus de 4 millions de blessés pour un pays de 69 millions d’habitants), l’Allemagne se retrouve exsangue et déstabilisée. De cette situation vont naître rancoeur et esprit de revanche, qui vont s’amplifier au fur et à mesure des événements dramatiques qui vont se succéder.

Déséquilibre économique d’abord, avec une inflation galopante, qui atteint son summum en 1923 ; après une certaine période de stabilité, la crise de 1929 qui frappe le pays de plein fouet l’année suivante, fait de nouveau dégringoler l’économie, le souvenir de la période d’avant 1924 amplifiant encore le ressenti de cette nouvelle dépression.

Déséquilibre politique ensuite. En 1918 est instaurée la « République de Weimar », qui va faire face à de multiples crises. En 1919, les communistes mènent, sous la houlette de Rosa Bonheur et de Karl Liebknecht, une offensive qui crée une éphémère république socialiste. En 1920, Wolfgang Kapp, monarchiste, fait une tentative de coup d’Etat, rapidement maîtrisée. De nombreux attentats émaillent la période 1920-1923, jusqu’à un certain répit à partir de 1924. L’instabilité ambiante conduit cependant les gouvernements successifs à prendre des mesures radicales, dont certaines feront le lit du Nazisme.

Tous ces faits conduisent à l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir à partir  de 1933, comme on le sait. Nous connaissons la suite.

Sebastian Haffner (de son vrai nom Raimund Pretzel) traverse toute cette période et nous la restitue dans ce livre « Histoire d’un Allemand », qui n’a été publié qu’après sa mort, en 2000. De manière clinique, dans une langue basique, sans effet de style (ou très peu), il restitue de manière précise tout ce à quoi il assiste entre 1914 et 1933. Il nous donne la vision quotidienne de son pays et des modifications parfois imperceptibles qui se font jour au fil du temps. Essayant de  comprendre ce qui se passe, parfois sans succès, comme il le reconnaît lui-même, il nous donne cependant des éléments d’explication fort pertinents. C’est un homme droit et patriote, qui ne comprend pas et n’accepte pas les événements auxquels il est confronté (il quittera l’Allemagne avant la guerre). Nous sommes stupéfaits devant son récit et les faits quasiment invraisemblables, à certains moments, qui se déroulent devant nous.

Ce que je trouve passionnant dans ce livre, à l’instar de « Cochinchine » de Léon Werth (voir article sur le site) ou des livres documentaires d’Orwell (« Hommage à la Catalogne »), c’est  de voir comment la communauté humaine parvient à surmonter des faits a priori insurmontables, sans pour autant se révolter. Dans notre esprit, des années après, il paraît si simple de condamner les Allemands qui ont laissé « le monstre » accéder au pouvoir sans rien dire. Sebastian Haffner met à bas nos petites mythologies construites a posteriori sur le Bien et le Mal, en montrant toute la difficulté d’évaluer ce qui se passait (et il est pourtant très aigu dans sa perception des faits) et d’y faire face. Voyez par exemple le chapitre où il explique ses relations au sein d’un petit groupe d’étudiants, dont l’un est juif et deux autres vont tourner nazis. C’est une vraie description de l’humanité telle qu’elle est. L’histoire en marche avec ceux qui sont en train de la faire.

Livre passionnant (et pas seulement pour les historiens ;-)). A lire.

FB

(1) Pour mesurer l’importance de l’effort demandé, il faut savoir que l’Allemagne a soldé les emprunts qui lui ont permis de payer ces sommes en… 2010 !