Anselm Kiefer est un artiste allemand, installé en France depuis vingt ans, dont j’avais pu voir en 2007 des oeuvres au Louvre. Contrairement à ce que j’ai pu écrire sur ce blog à propos de l’engouement actuel tous azimuts pour le mélange art contemporain/art classique, qui finit par ne plus rimer à rien, la confrontation s’était avérée ici fort intéressante.
La galerie Thaddaeus-Ropac, installée à Paris, a inauguré (avec bonheur !) un nouvel espace à Pantin, au milieu de nulle part. Après un périple assez long depuis le métro Eglise de Pantin, cernés par constructions hétéroclites, voies rapides et ponts de chemin de fer, nous arrivons face à des bâtiments de brique industriels, qui abritent les oeuvres. Il est d’ailleurs assez cocasse de croiser sous le pont, en bordure de la trois voies, des personnes qui auraient plutôt leur place au centre de Paris, et qui arborent à la fois un air égaré et décidé…
Pour l’occasion, la galerie avait convié Anselm Kiefer, au travers d’une exposition « Die Ungeborenen » (les Non-Nés). Tout un ensemble autour des notions de naissance ou de non naissance. Lorsque nous pénétrons dans cette halle monumentale, blanche et presque clinique par rapport à l’environnement, le contraste est saisissant. Peut-être que le parcours dans cette banlieue à l’architecture anarchique fait partie de la découverte de l’exposition ? Toujours est-il que nous éprouvons une impression de paix et de lumière, au premier abord.
Et puis viennent les oeuvres. De monumentales peintures toutes en matière, biffées d’écriture, ponctuées d’objets (chaises, aile d’avion…). Très belles et foisonnantes dans leur noirceur et leurs éclairs de lumière. Cela m’a fait penser à Pollock pour la matière et surtout à Cy Twombly (voir article sur le blog). Mais là où les peintures de Cy Twombly dégagent une énergie positive pleine de vie, nous sommes ici devant la désolation. Ce n’est pas la mort à proprement parler mais plutôt la vie non aboutie, et le titre de l’exposition prend toute sa signification. Des champs de fleurs de ciguë, qui résistent à tout, sur fond d’apocalypse. Des plantes mortifères (ergot de seigle, qui faisait avorter) en pleine floraison et pourtant dévorées par un champignon parasite. Toutes images de deuil non advenu, puisque lié à des enfants qui ne sont pas nés. L’artiste semble projeter l’immensité de la tristesse de ces non-vies dans son pinceau. Il convie légendes et religions pour étayer son propos, extraits de la Bible ou de la Kabbale, notamment. Lilith, condamnée par Dieu à voir tous ses enfants mourir à la naissance, le Golem, créature mythique née de la tradition juive ou encore les sorcières mi-femmes, mi-démons.
Nous sommes ici dans un monde de transition, comme le sont les Limbes, dans la tradition religieuse. Les toiles et les sujets qu’elles portent seraient-elles des intermédiaires entre ce que nous vivons (le « Paradis ») et ce traumatisme brutal vécu par l’Europe pendant la deuxième guerre mondiale, (la Shoah, « l’Enfer ») ? Pour nous permettre de saisir toute l’étendue de la perte… La convocation dans cette exposition de légendes juives renforce cette idée.
Et surtout, ces citations directes de Paul Celan, poète d’origine roumaine (1920-1970), en l’honneur duquel l’artiste réalise une toile qu’il nomme « Cénotaphe ». Cet auteur, que j’ai découvert à l’occasion, se révèle au premier abord fort hermétique. Se dégage ensuite de ces textes toute une humanité humble, prise en tenailles entre un Dieu qu’elle vénère et qui ne l’entend pas, et des contingences matérielles qui la contraignent et l’accablent. Et malgré cela, ces hommes gardent une aspiration vers autre chose, une douceur, une beauté qu’ils entrevoient et leur est sans cesse retirée. L’auteur, qui a vécu les persécutions nazies, essaye de traduire dans ses poésies, de mon point de vue, l’abandon par Dieu qu’a été le génocide juif. Comme Anselm Kiefer, venu d’un autre monde, ils questionnent cette absurdité du XXe siècle au travers des mots et des couleurs et essayent de nous la rendre palpable, par le biais de tous ces enfants non-nés.
Le propos de l’artiste semble ainsi plus clair, comme une expiation qui n’en finit pas (comment en finir avec ce traumatisme, surtout quand on est Allemand né juste après la guerre ?).
En excipit, je vous donne à lire (et à méditer ?) une poésie de Paul Celan, que je trouve personnellement magnifique.
Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.
Loué sois-tu Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.
Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons , en fleur :
la rose de rien, de
personne.
Avec
le style clair d’âme,
l’étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l’épine.
(Paul Celan – Psaume)
FB
Merci pour ce superbe article , qui prolonge ainsi le plaisir que j’ai eu à voir ces tableaux avec vous . Die Niemandsrose …. Quelle puissance dans ce poème .