Antigone est une héroïne fort connue de la mythologie grecque, qui a donné lieu à maintes représentations artistiques. Une longue tradition littéraire relie sa première apparition chez Eschyle (« Sept contre Thèbes ») à l’oeuvre de Jean Anouilh (représentée pour la première fois en 1944).
Rappelons brièvement l’intrigue. A Thèbes, après la mort du roi Oedipe, ses deux fils Etéocle et Polynice ont péri dans la lutte fratricide qui les a opposés. Le premier geste de Créon, frère d’Oedipe, lorsqu’il accède au pouvoir après leur mort, est d’organiser des funérailles princières pour Etéocle et d’interdire à quiconque, sous peine de mort, d’ensevelir la dépouille de Polynice, qui doit pourrir sur le champ de bataille, comme traître. Antigone, fille d’Oedipe va transgresser ses ordres, en accomplissant le rituel funéraire pour son frère. Elle sera donc exécutée, bien que princesse, membre de la famille royale, et fiancée à Hémon, fils de Créon.
Le récit mythologique chez Sophocle est placé sous l’égide des Dieux, dont Antigone se réclame, puisqu’elle ne veut qu’accomplir un acte religieux, l’ensevelissement de son frère selon les rites. Elle ne peut échapper à son destin, comme tant d’autres héros de tragédies grecques ; les Dieux en faisant un instrument de leur volonté, le récit trace droit sans échappatoire. Nous sommes en présence du « Deus ex Machina », qui manipule les humains pour atteindre son but. Dès l’exposition des différents protagonistes, tout est joué et l’histoire se déroule implacablement jusqu’à sa fin morbide.
Jean Anouilh reprend à la lettre l’histoire et les personnages antiques. Antigone, Hémon, Ismène (soeur d’Antigone) et Créon sont là et, vu de l’extérieur, jouent leur rôle à l’identique de la tragédie initiale. Antigone va se révolter, Ismène ne la soutiendra pas par peur, Polynice sera enseveli, Hémon essaiera de s’opposer à son père et tout se terminera par le sacrifice d’Antigone.
L’auteur introduit pourtant une vraie déviation dans le texte d’origine, tout en en respectant le formalisme. Les Dieux sont absents, les humains ne représentent qu’eux-mêmes, ils sont seuls face aux autres. Jean Anouilh ramène dans la sphère des Hommes cette histoire fulgurante, sans en émousser le fil tragique, bien au contraire. Les motivations des uns et des autres nous touchent d’autant plus. Antigone est bien cette jeune fille pas si belle, fragile et très forte, qui va commettre cet acte de courage insensé. Dépouillé de l’alibi religieux, son geste se révèle dans toute sa grandeur mais aussi dans son inconscience. Elle ne sait pas pourquoi elle agit, le répète à longueur de pièce, et un élan intérieur qu’elle maîtrise à peine va la conduire à son destin, qui est de se sacrifier pour honorer sa famille. Le « Deus ex Machina » est intériorisé (l’Inconscient, dirait sûrement Freud), il est toujours aussi puissant que dans la tragédie grecque, mais ne permet plus d’explication extérieure au personnage.
Il faut replacer ici la pièce dans son contexte d’écriture. Jean Anouilh crée ce texte pendant la guerre, pour rendre hommage à la résistance de certains Français. Il cherche sûrement à donner un modèle, une égérie à ce mouvement. Antigone est toute trouvée. En la privant de sa religiosité, il en fait un personnage énigmatique, qui agit dans le sens de la justice sans savoir ses motivations profondes. Tout au long de l’intrigue, elle ne comprend pas ce qui lui arrive, souffre et doute. Elle n’a aucune révélation sur la grandeur de son geste, elle fait ce qu’elle doit faire, tout en luttant contre elle-même. Elle ne meurt pas, d’ailleurs, uniquement à la fin du récit ; son itinéraire est une mort lente, faite de dépouillements successifs ; elle se défait dans la douleur de tout ce qui la rattache à la vie, sa soeur Ismène, sa nourrice, son fiancé Hémon. De renoncement en renoncement, elle finit par voir la fin, déjà à demi-morte.
Je glisserai ici une histoire de famille, comme illustration de mon propos. Ma grand-tante, professeur d’anglais dans un lycée parisien a traversé la guerre en côtoyant un certain nombre de résistants. A la Libération, la directrice du lycée lui a demandé de retrouver ces personnes pour qu’elles puissent être distinguées et recevoir les remerciements de la France. La majorité d’entre elles a refusé ; elles avaient agi parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement et ne souhaitaient pas être récompensées pour cela.
C’est ce qui est à l’oeuvre ici. Antigone peut être vue comme courageuse, elle l’est, bien sûr. Mais ce qui la conduit est un sens du devoir irrépressible. Elle ne peut faire autrement. L’absence de Dieux rend d’autant plus fort son geste, qui n’est dû qu’à elle.
Dans le cadre fermé de la tragédie grecque, l’auteur recrée autre chose dans les liens des protagonistes. Rendus à leur humanité, ils vacillent doutent, s’apitoient sur eux et sur les autres. Plus proches de nous que les héros antiques, ils nous ressemblent dans leur oscillation entre petitesse et grandeur. Créon, loin d’être le tyran intransigeant de Sophocle, a des moments de tendresse pour sa nièce, qu’il cherche à sauver. Antigone montre maintes failles dans son intransigeance. Et le récit se met à résonner avec la vraie vie.
Sur la scène, Françoise Gillard, petite et menue, presque adolescente, joue à la perfection cette détermination entêtée. Bruno Raffaeli campe un Créon, magnifique patriarche, qui cherche à protéger sa tribu ; poussé à bout par sa nièce, il se résoudra la mort dans l’âme à la laisser aller vers son destin fatal. Il faut également faire une mention spéciale à Clotilde de Bayser, qui incarne « le Choeur » avec un grand brio. La partition écrite pour ce Choeur par Jean Anouilh est un hommage à la tragédie classique, vrai morceau de maître. Clotilde de Bayser insuffle à son rôle un allant et une solennité sans pareille.
Les décors sont sobres et laissent surtout les personnages prendre toute leur ampleur au fil de l’histoire. Que demander de plus ?
C’est donc un spectacle à recommander. Vivement.
FB
Très bonne idée et le choix de décors sobres semble pertinent.