Encore un écrivain que je découvre ; c’est cela que je trouve fabuleux dans la littérature, elle est inépuisable, contrairement à ce que dit Mallarmé dans « Brise Marine » (1).
😉
Léon Werth est une figure étonnante de la littérature française, anarchiste, né d’un père juif proche du mouvement bolchévik. Engagé politiquement, il se montre antimilitariste dans son écriture (Clavel soldat), anticolonialiste (Cochinchine) et est un des premiers à avoir dénoncé le Stalinisme. C’est également le meilleur ami d’Antoine de Saint-Exupéry, malgré les vingt ans qui les séparent. Ce dernier fera d’ailleurs de Léon Werth le dédicataire du « Petit prince ».
Le livre sur lequel je veux m’attarder est une chronique de la première guerre mondiale où l’auteur suit le parcours d’un simple soldat, Clavel, sur le front. J’avais déjà lu des livres traitant de la période et écrits à l’époque, « Le feu » d’Henri Barbusse, « Les croix de bois » de Roland Dorgelès, « Les Thibault » de Roger Martin du Gard. Chacun à sa manière décrit l’étrangeté et l’horreur de cette période, qui est restée longtemps occultée par la deuxième guerre mondiale, pour reparaître dans tout son tragique il y a quelques dizaines d’années. Les chiffres de cette boucherie sont éclairants : près de 10 millions de morts militaires et 21 millions de blessés, tous pays confondus. La bataille de Verdun, qui dure dix mois en 1916 fait plus de 700 000 morts. Aller au front était souvent un aller sans retour.
Léon Werth, par les yeux de Clavel, nous donne à voir cet univers étrange et suspendu entre deux mondes. D’un côté le front avec ses déluges d’obus, de l’autre « l’Arrière » sorte de paradis perdu dont tout le monde rêve sans y croire vraiment. Et au milieu, le cantonnement, établi dans un espace dévasté, fait de maisons abandonnées, pillées et à demi-détruites, où les hommes se transforment peu à peu en bêtes, malgré la discipline militaire que les gradés successifs essayent de maintenir (2). Les soldats se soûlent, vivent dans leurs excréments, dorment où ils peuvent, dans de la paille sale ou à même le sol. L’auteur nous dépeint une communauté humaine à la dérive, que la mort, qui fait sans cesse irruption, ne touche même plus. Ce qui domine, c’est un ennui profond entre deux assauts, que chacun trompe comme il peut, improvisant des jeux de dames avec des planches et de la mie de pain par exemple. Ces petites touches d’humanité, le jeu de dames, mais aussi quelques jardins épargnés, des conversations entre hommes de conditions et d’origines très différentes, viennent ponctuer le désespoir – au sens ontologique du terme – du récit sans pour autant arriver à l’atténuer.
Léon Werth rend le tableau d’autant plus vivant qu’il emploie un style beau et simple. Il a pour décrire les paysages des mots choisis qui font naître une certaine beauté de cette apocalypse quotidienne. Et il sait également restituer de petites scénettes, comme des instantanés, où passent en quelques lignes des figures d’hommes et des atmosphères. C’est un style presque journalistique qu’il emploie alors et qui abolit la distance que nous pourrions avoir à ces moments si étrangers – et pourtant si familiers. L’humanité resurgit alors dans toutes ses dimensions, bonnes et mauvaises et s’impose à nous dans son intemporalité (certaines phrases ont la fraîcheur de celles d’aujourd’hui).
C’est un plaidoyer contre la guerre qui nous est livré là. Par la description effroyable de ces hommes en déroute humaine, à l’instar des livres que j’ai cités plus haut. Mais aussi par la position antimilitariste revendiquée de Clavel. Il ne croit à rien dans ce conflit, il le trouve absurde et n’y voit aucun espoir, à la différence des personnes qui l’entourent et se raccrochent à ce qu’ils peuvent saisir comme rayon de lumière dans cette obscurité étouffante. Et pourtant il ne se dérobe pas, comme aurait pu l’y inciter sa foi politique. L’auteur fait ici un curieux distinguo entre courage et conviction. Ne pas fuir sans toutefois y croire. Léon Werth se montre ici dans toute sa complexité d’homme partagé entre ses convictions et ses valeurs, me semble t-il. Et cela fait l’originalité de cet écrit atypique.
A lire de toute urgence, si possible lorsque vous êtes en forme.
FB
(1) « La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres… »
(2) la relève rapide des officiers nous rappelle que près de 75% d’entre eux sont morts, l’élite sociale et culturelle du pays se trouvant ainsi décimée.