Radio/Philosophie (?) : Michel ONFRAY – Contre histoire de la philosophie

Difficile d’échapper à Michel Onfray cet été sur France Culture (comme l’an dernier d’ailleurs). Le soir de 19 h à 20 h, rediffusion le matin de 6 h à 7 h, soit plus de dix heures de tribune hebdomadaire. Il est vrai qu’il existe un partenariat entre l’Université populaire de Caen, fondée par Michel Onfray, et France Culture. Mais existe t-il un précédent à cette largesse d’audience sur cette chaîne ?

Certains de mes amis m’ayant incitée à lire ou écouter ce « philosophe », j’en ai, l’an dernier, fait l’expérience au travers de ses conférences sur Freud (liées à son livre, paru à la même époque). Je l’ai retrouvé presque malgré moi cette année sur Camus, et l’objet de mon article est plutôt centré sur ce qu’il dit de Sartre, avec quelques réminiscences des émissions sur Freud.

Je n’avais pas vraiment prévu d’écrire sur lui. Mais l’outrance des propos de cet homme, que la majorité des médias encensent et qui à la manière des professeurs de grand renom, s’est créé un aéropage dans sa ville de Caen en la personne de son public qui l’applaudit à la fin de chacune de ses conférences, m’a conduit à réviser ma position. Je vais essayer ici, à partir de plusieurs écoutes d’émissions, de restituer avec citations et faits, ce que j’ai entendu.

Michel Onfray adopte un ton presque monocorde, très retenu en apparence, quoique allant. Ce ton tranche avec la violence des propos. Le « philosophe » emploie des mots outrés et des formules abruptes dans presque toutes ses phrases.

Le prétexte de l’émission est de montrer en quoi Jean-Paul Sartre, qui s’est fortement opposé à Albert Camus, a tort. Soit. Mais au lieu de concentrer son propos sur la rivalité entre les deux hommes, leur pensée et leur littérature, Michel Onfray attaque Sartre de plein fouet, toute une émission durant, sur des sujets connexes (Sartre et la guerre notamment) comme prologue à ce qu’il va dire sur Camus. J’ai écouté une à deux émissions de plus pour consolider cet article, et Sartre n’apparaît plus qu’en pointillé, lorsque l’on passe à la pensée de Camus.

Ainsi Sartre « hait » Camus, veut le « détruire », le « salir », ou « en finir » avec lui. Et le « philosophe » continue en rabaissant Sartre, le martelant à coup de sentences et de formules. Il commence par exemple sa conférence en disant qu’il va parler de « Sartre, malheureusement, car [j’aurais] préféré ne pas prononcer le nom de Sartre ». L’agressivité à l’état pur comme incipit. Camus, lui, ne peut faire que le bien, a des phrases « magnifiques »… Plus fort : « personne ne lit Camus » (qui devient un écrivain presque maudit – rappelons juste la controverse sur le transfert de ses cendres au Panthéon en 2009). Nous sommes dans la nuance.

J’aime également le passage sur la montée du Nazisme. Sartre étant en Allemagne en 1933, Michel Onfray lui reproche de ne pas avoir saisi ce qui ce passait. Il estime normal pour les Allemands « moyens » de ne pas comprendre, mais pas pour Sartre, « la conscience éclairée de son siècle ». N’oublions pas que la France a, au moins jusqu’aux Accords Daladier (1938), fait profil bas par rapport à l’Allemagne. Comment attendre d’un homme seul, plongé dans son époque, qu’il critique ce qui se passe ? Vu de notre XXIe siècle, avec tout ce que nous savons, il est facile de juger sans états d’âme ce qui s’est passé, de distribuer les bons points et les bonnets d’âne. En partant du principe que nous aurions été, dans des circonstances semblables, irréprochables, ce qui est déjà prétentieux (et je comprend mieux pourquoi Nietzche plaît tellement à Michel Onfray). Cela s’appelle refaire l’histoire.

La mauvaise foi est au rendez-vous : comment, dans le même passage, encenser Camus qui est resté fidèle à son milieu modeste, et descendre en flammes Sartre, qui a fait de même. Le deuxième est qualifié d »arrogant, suffisant, prétentieux » car il affirme (dans « Les Mots ») qu’il est destiné à être quelqu’un (le « philosophe » rattache cette idée de grandeur au milieu social de Sartre). Plus généralement, Michel Onfray mélange faits, citations de livres, on-dit et pensées personnelles, sans les démêler vraiment les une des autres, ce qui est assez douteux. Je ne retiens qu’un élément comme exemple, quand Michel Onfray avance une hypothèse sans la documenter réellement, selon laquelle Sartre, prisonnier dans un stalag, aurait été libéré sur l’intervention de Drieu La Rochelle. Il affirme d’abord, et revient ensuite sur ses propos en ajoutant « possiblement ». Mais le mal est fait.

Nous sommes de temps en temps dans « Voici » ou « Paris Match », truffé d’anecdotes plus sensationnelles les unes que les autres, et qui n’amènent a priori rien au récit. Cette obsession à démontrer que Freud avait des relations extra-conjugales avec sa belle-soeur, la caractérisation de la femme de Camus, malade, (qui amène son époux, n’oublions pas le détail croustillant qui va nous faire progresser sur le plan de la pensée, à avoir des aventures), le surnom de Simone de Beauvoir, « la Sartreuse », n’amènent pas d’humanité dans le récit. Ou bien la même que celle dont est pétri un journaliste de « Gala » quand il écrit sur une starlette. Ces propos sont dignes d’un paparazzi de bas étage, le sensationnel avant tout (bien que les motivations ne soient pas les mêmes, l’argent d’un côté, de l’autre la seule volonté de rabaisser). J’en donnerai une autre illustration, son insistance à décrire les tortures pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Il s’appesantit sur le fait que l’on coupe les parties génitales des soldats français pour les mettre dans les bouches de leurs têtes décapitées. L’anecdote comme pensée.

Le « philosophe » pratique également ce que les Anglo-Saxons appellent le « name dropping » et qui consiste à émailler son discours de noms célèbres, en les contextualisant à peine, sans en restituer vraiment ni la pensée, ni l’histoire. Pour un « philosophe » populaire, ce n’est pas vraiment mettre les penseurs à la portée de tout le monde. Ainsi défilent Plotin, Marx, Hegel, Sade, Proudhon, l’anarcho-syndicalisme, Bakounine, Machiavel, le millénarisme et j’en passe… Les citations un peu plus argumentées sont peu nombreuses. Et d’un niveau douteux (par exemple, sur Marylin Monroe, qu’il évoque dans son cycle sur Freud, il cite un roman de Michel Schneider « Marylin, dernières séances », comme source). Pour Sartre et Camus, il s’appuie principalement sur la thèse d’un ouvrage, de Gilbert Joseph (« Une si douce occupation », Albin Michel).

Nous sommes loin du détachement du philosophe. Même lorsqu’il s’indigne, un philosophe doit, de mon point de vue, être un médiateur entre la vie et nous-mêmes, qui nous fait voir autre chose. Il prend le recul dont nous sommes moins capables et nous permet de décrypter ce qui se passe dans le monde. Il y a (peut-être ?) une pensée derrière les propos de Michel Onfray, mais la forme outrancière et fallacieuse ne donne pas envie de la découvrir.

Peu m’importe d’où vient cet homme, d’autres personnes issues de milieux sociaux dits modestes ont une pensée plus claire et mesurée. Il a a priori des comptes à régler avec la société, peut-être de par ses origines (je me permet cette hypothèse au vu de l’opposition qu’il fait entre Sartre bourgeois et Camus issu du peuple tout au long de cette conférence), mais je préfèrerai qu’il ne le fasse pas sur les ondes de France Culture. Quant au nom de son université populaire de Caen, je proposerai une modification d’appellation, en remplaçant « populaire » par « populiste » (Michel Onfray dit lui-même que « populiste » doit être employé « au vrai bon sens du terme, c’est à dire qui aime le peuple »). Ainsi, il n’y aurait plus d’ambiguité.

FB