Un des plus beaux romans anglais porté à l’écran, après le semi-échec de Franco Zeffirelli en 1996, que demander de mieux ? « Jane Eyre », roman tragique et monumental de Charlotte Brontë, aborde le thème fort de l’amour passionné et interdit, sur fond de condition féminine dans l’Angleterre victorienne. A l’instar de son aînée Jane Austen, Charlotte Brontë campe un personnage féminin au départ déchue de sa condition sociale, et qui va transcender peu à peu tous les obstacles pour retrouver son statut, voire mieux (aidée en cela par des « coups de théatre » successifs, notamment un héritage et un incendie). C’est un roman d’amour, un roman social et un roman féministe à la fois, traversé d’un beau personnage masculin, Rochester. Le livre lorgne également du côté de Dickens, pour les scènes d’enfance maltraitée. Il s’inscrit aussi, en marge seulement, dans le courant de la littérature gothique de l’Angleterre du milieu du XIXe siècle (cf. Ann Radcliffe ou Horace Walpole), de par la confrontation de l’héroïne avec des phénomènes mystérieux et inquiétants.
Jane Eyre n’est pas Catherine Earnshaw (« Les Hauts de Hurlevent », roman d’Emily Brontë, soeur de Charlotte). Elle n’en a pas le romantisme échevelé. Plutôt réservée, domptée par des années d’éducation fort rude, elle « tient sa place » en essayant juste de faire son chemin discrètement.
William Fairfax Rochester n’est pas Heathcliff (« Les Hauts de Hurlevent »). Moins ombrageux, moins noir surtout, c’est un homme obsédé par un secret qui le mine au quotidien, en proie à de profondes colères de désespéré. C’est également un homme qui croit à la rédemption. A l’instar de celle de l’enfant dont il s’est fait tuteur.
Le film de Cary Fukunaga ne manque pas de qualités. Une belle photographie de cette Angleterre victorienne, très juste dans la description des paysages et dans l’osmose que le cinéaste construit entre eux et les états d’âme de l’héroïne. La reconstitution de l’époque, costumes et moeurs, est également de grande qualité, sans céder à la tentation du beau ni du misérabilisme. L’atmosphère de roman gothique présente dans le livre (prémonitions, esprits et rêves) est également rendue assez finement.
Ajoutons à cela des acteurs charmants (Michael Fassbender, Mia Wasikowska, remarquée dans « Alice au pays des merveilles » de Tim Burton, 2010 et dans « Albert Nobbs » de Rodrigo Garcia, 2011).
Pourtant, ce film nous laisse sur notre faim et ne rend pas hommage au roman. Trop littéral (l’utilisation du flash-back, censée sûrement alléger le récit trop linéaire, ne fait que l’alourdir) et surtout trop sage. Nous ne sommes pas dans Jane Austen, où les sentiments s’effacent devant les convenances. Il est question d’un amour fougueux, d’une passion transgressive. Jane Eyre, toute en retenue le plus souvent, laisse éclater des sentiments très forts par moments. Nous ne voyons pas cela à l’écran, tout est affadi et presque compassé.
En focalisant sur la possible bigamie de Rochester, dont il fait un point d’orgue, le cinéaste occulte de plus la question essentielle posée par le mariage d’un noble avec sa gouvernante, mésalliance sociale qui tire l’histoire vers le conte de fée, au sens littéral du terme. Le roman s’en trouve réduit à une banale intrigue sentimentale, sans que nous puissions en saisir les enjeux véritables.
Ainsi, nous sommes face à un objet curieux, où tout est respecté sur la forme, mais à qui manque l’essence même de l’histoire. Les comédiens, que j’ai plus haut qualifiés de « charmants », ne peuvent être que cela, dans cette mise en scène si lissée.
J’ajouterai encore à charge la musique (Dario Marianelli) : depuis « La leçon de piano » de Jane Campion (1993 !) il est de bon ton, pour les films dits « en costume » de s’adjoindre une bande son décalquant celle de Michael Nyman. Si je peux donner un conseil sur ce point là : assez, c’est assez…
FB