Attention : chef d’oeuvre (exigeant, mais ne renoncez pas à le lire, ni à lire mon article d’ailleurs !).
En incipit, savez-vous que Claude Simon fait partie de la dizaine d’auteurs français récipiendaires du Prix Nobel de littérature (en 1985) ? (1)
Sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, l’auteur déploie son récit dans un style riche et précis, peuplé d’images, fulgurantes par leur évidence, qui s’amoncellent ligne après ligne. Ponctuation étique et sauvage, qui saccade le fil et empêche le lecteur de s’approprier toujours entièrement le texte. Nous restons en suspens au-dessus de ces magnifiques images et de cette philosophie qui s’offrent et se dérobent au fil de la lecture. Captant de çà de là des bribes superbes qui finissent par constituer une cohérence, malgré la résistance qu’oppose le livre, j’ai presque envie de dire. Et avec une formidable envie de relire dès que l’on a lu.
Un récit (?) circulaire – En cycle, l’écriture procède par cercles successifs, enrobant chaque fois un pan supplémentaire de l’histoire. Autour d’un cheval (de plusieurs chevaux à vrai dire), d’un homme (de plusieurs hommes à vrai dire) et d’un portrait sanglant, le texte se déroule par à coups, par saccades. Est-ce vraiment un récit ? Plutôt un enchaînement de plans, de scènes fortes liées entre elles par ces phrases longues et sans points. Entrelacs de souvenirs vivaces qui se mélangent au présent au point de l’occulter (nous ne savons plus où nous sommes à certains moments). Si c’était un morceau de musique, je dirai du Malher, dans les pièces sombres et parfois dissonnantes, où surgissent dans un continuum de musique des thèmes clairs. Le temps compte peu, se passe t-il une journée ? Ou une guerre entière ? Nous ne savons pas. A l’instar de « Au dessous du volcan » de Malcolm Lowry, les va et vient entre réalité, souvenir et pensée distordent le temps, en font une notion abstraite et sans intérêt.
La guerre, fabrique d’esthétique et métaphore de l’humanité – ces hommes et ces chevaux, perdus dans une immensité hostile qui à la fois les enferme et les dépasse, permettent à Claude Simon de faire ressentir la boue, la glèbe, le soleil vacillant sur les plaines désolées, les ruines. Les dortoirs puants, les hommes affamés, le paysage ontologique sont autant d’aspérités auxquelles l’auteur s’accroche pour en faire des évocations âpres et belles. La mort est là, et le sang aussi, qui font autant de magnificences eschatologiques et funèbres. Un requiem plein de vie au ralenti. Ces hommes, dont le narrateur, sont livrés à des forces qui les dépassent. C’est un récit essentiel où passent la vie, la mort, le sexe (l’amour ?), les origines et la filiation. Pari risqué, tant la guerre est une facilité pour faire coexister ces concepts. Mais c’est ici évident et sans aucune superficialité.
Une écriture prémonitoire – La déconstruction du récit est dans ce texte mise au service d’autre chose, d’une force qui transcende la forme et l’utilise pour donner du poids à ce qui est exprimé. C’est pour moi une écriture d’avant-garde, préfigurant une forme qui est maintenant plus classique et plus admise. A l’époque de Céline (Nord), Pagnol (Le temps des secrets), Gary (La promesse de l’aube), elle est inhabituelle et décalée.
FB
(1) Aux côtés d’Anatole France, Roger Martin Du Gard, Romain Rolland, Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Henri Bergson, André Gide, Saint-John Perse, Jean-Paul Sartre (qui l’a décliné), François Mauriac, Albert Camus, Gao Xingjian et pour finir, Jean-Marie Le Clézio.
Quel bonheur que cet hommage à Claude Simon que j’ai découvert avec ferveur il y a quelques années. J’ai lu la plupart de ses livres et chaque fois avec le même plaisir. Dommage que la Pleiade n’ait publie qu’une partie de son oeuvre. Vous me donnez envie de relire Il s’intéressait aussi à la photo et j’ai une plaquette de quelques unes d’entre elles
Merci.
Merci beaucoup.