J’en rêvais, je l’ai fait.
Voilà ce que je peux inscrire en incipit à mon récit. Faire une croisière sur le Yang Tsé Kiang(张江 soit « grand fleuve » en Chinois et anciennement « Fleuve bleu » en Occident), était une envie que j’avais depuis longtemps, aussi, profitant de la première fenêtre ouverte qui nous permettait de nous échapper de Pékin à peu près sans risque (…) depuis presque dix mois, j’ai sauté sur l’occasion et dans un bateau (il est pas beau mon zeugma ?). Il faut dire que j’adore les croisières, ce temps alangui au cours long des paysages qui défilent autour de nous, j’ai notamment eu la chance de découvrir les côtes norvégiennes ainsi et j’en garde un souvenir bien vivace.
Je détaillerai dans d’autres articles mes belles escales, je vais me concentrer ici sur la croisière elle-même.
Ce fleuve remporte bien des titres au concours des fleuves mondiaux, fort de ses 6380 kilomètres : le troisième fleuve du monde, le plus grand fleuve d’Asie et le plus grand fleuve du monde à couler dans un seul pays. Sur sa direction, disons qu’il traverse globalement le pays d’est en ouest, en faisant une grande inflexion vers le sud au début pour tenir compte du relief des montagnes.

L’itinéraire que j’avais choisi me faisait remonter le fleuve de Yichang à Chongqing en trois jours (c’est mon côté rebelle, j’aime bien faire les choses à l’envers), soit 600 kilomètres à vol d’oiseau. Tout cela pour croiser les trois gorges et leur barrage ainsi que quelques points d’intérêt. J’ai donc embarqué sur un des (nombreux) bateaux de croisière qui arpentent le cours d’eau et fait la connaissance de ce qu’est un voyage organisé à la chinoise.
Le bateau était une sorte de réplique (en plus cheap) des luxueux navires qui proposent des croisières populaires en Occident, comme ceux de la compagnie italienne Costa (j’ai testé, vous pourrez lire un article sur ce blog). Malgré les salons cosy, les répliques de tableaux européens, tout était un peu décati, piscine et salles de massage fermées (effet du Covid, peut-être), quelques objets déglingués dans la chambre, des tâches d’humidité aussi… Mais peu importe, cela avait belle allure quand même. Et sur mon balcon de cabine j’étais la reine !




J’étais de fait la seule 外国人 (étrangère) à bord et au centre de toutes les attentions, à la fois cible de photos prises à la dérobée (pour le « mauvais » côté) mais aussi nimbée d’une sorte de protection invisible de la part de mes compagnons de croisière, qui visait à ne jamais me perdre lors des excursions, à m’aider continuellement sur le bateau et à veiller quelque part à mon bien-être. Quelque chose de foncièrement gentil qui m’a beaucoup touchée. Bien sûr, parler un peu chinois aide beaucoup, la majorité des passagers et même de l’équipage comprenant peu l’anglais et pas du tout le français.
J’ai donc testé pour vous, comme évoqué, le voyage organisé à la chinoise. J’en tirerai quatre caractéristiques.
Le groupe avant l’individu
Nous autres Occidentaux, adorons tracer notre chemin seuls, défricher et nous sommes ravis quand un lieu touristique est désert (« Tu te rends compte, nous sommes allés à Istanbul/Angkor/la Grande Muraille/Paris et il n’y avait personne, la chance »). Nous aimons être unique, comme une exception touristique, des aventuriers modernes qui découvriraient sans cesse de nouveaux espaces dans le monde sans personne, en forme de secret. Ici, rien de cela, les gens sont habitués à vivre en communauté, ils sont soudés avec leur famille ou leur amis et les emmènent avec eux (j’ai vu beaucoup de familles faire le voyage avec un ou deux grands-parents ; également, le fait que je voyage seule ne lassait pas d’étonner, une personne me trouvant même « très courageuse ». Notons également que ces gens qui voyagent ensemble se baptisent d’un nom de groupe, par exemple « les cinq merveilleux », j’adore). Et les excursions se font aussi en groupe, avec un guide qui veille à ce que tout le monde reste sur le circuit balisé prévu, pour ne perdre personne. Grande frustration des Occidentaux, qui rêveraient de passer trois jours à explorer seuls une montagne où un groupe de Chinois passera à peine une demi journée dans un itinéraire fléché du début à la fin. A contre courant, je dois avouer que lors de la dernière excursion, la guide m’a laissé la bride sur le cou pour parcourir toute seule le site mais que j’ai préféré la chaleur humaine du groupe qui m’entourait.

L’ordre et l’obéissance
Cela ne peut fonctionner qu’avec un ordre militaire, les guides touristiques reprenant ici le rôle de tous ces professeurs qui ont demandé à ces gens une obéissance sans faille pendant leurs années d’études. Obéissance (ou résignation ?) qui permet à ces touristes de supporter des heures de queue dans une chaleur presque insupportable sans broncher et même en plaisantant (quand j’ai vu l’importance des infrastructures, je pense que nous avons été épargnés en termes d’affluence grâce au Covid19, les capacités n’étant pas utilisées à leur maximum ; en temps normal ce doit être affreux…). Heureusement, il y a l’organisation des sites, où tout se passe avec une fluidité étonnante vu le nombre de gens (Versailles a des leçons à prendre !).
Je donne ici la vision d’ensemble, dans le détail, les Chinois sont comme les Français, ils aiment resquiller, passer devant les autres, mais toujours en respectant un ordre global qui fait que tout fonctionne.

La notion de sécurité
安全第一 « sécurité en premier », un slogan que l’on retrouve souvent ici. Et qui se matérialise, mais différemment de notre acception. Ainsi, on va flécher votre parcours hors du bateau pour que vous ne vous cogniez pas la tête ou que vous ne manquiez pas une marche, vous allez être incité à attacher votre ceinture de sécurité dans le bus. Et en même temps j’ai vu des parents entraîner des enfants d’environ trois à cinq ans dans des endroits où la température avoisinait les 48°C ressentis, sans casquette ni rien. Et des personnes pas vraiment sportives se lancer dans une ascension de 500 marches avec la même chaleur. La notion du risque est vraiment différente ici.
Les photographies
Dans tous les sites que visitent les Chinois, l’important n’est pas de photographier ce que l’on voit (même si des personnes plutôt parmi les plus âgées dérogent encore parfois à la règle en faisant, miracle, une photo tout à fait désintéressée de ce qui les entoure), mais de se représenter dans l’environnement, soit : avec un beau arrière-plan. J’ai déjà fait sur ce blog un article sur les selfies et je vous y renvoie sans aller plus avant dans mon exégèse de leur signification (https://rue2provence.com/2014/11/01/inclassables-dissection-des-selfies-2014/). Je voudrais ici simplement souligner combien il est intéressant de voir cette tendance atteindre un point vertigineux (au point que certains musées proposent maintenant directement des décors pour selfies !). Ainsi, dans le même ordre d’idée, le photographe professionnel est un membre de l’équipage au même titre que les autres, il va vous accompagner, sosie du guide qui vous est attribué, pour vous tirer le portrait sous votre plus bel angle à de multiples reprises et espérer que vous paierez pour un tirage d’un cliché particulièrement réussi.
J’en reviens maintenant, après cette analyse sociologique que vous aurez appréciée, j’espère, à ce voyage au fil de l’eau. Cette dérive selon le courant de la rivière, quand je pouvais saisir tous ces paysages qui passent et se renouvellent tellement vite.
La première chose à noter est la mutation de ces alentours sauvages, il y a peu, en territoires conquis par l’Homme. Les rives du fleuve naguère sauvage ont été transformées en forme de villes qui n’auraient rien à remontrer en termes de laideur et de gigantisme aux mégapoles du pays, mais tellement déplacées ici.


Ce fleuve est devenu un creuset industriel, bordé d’industries qui se développent vite, des chantiers navals au stockage de gaz (?), qui entraînent la construction d’infrastructures gigantesques, autoroutes (bien limitées par les montagnes), de ponts qui n’en finissent pas d’être érigés pour ponctuer ce pauvre cours d’eau qui en vient à oublier qu’il était un jour sauvage et rugissant.



Ces ponts à voile sont en effet un des objets récurrents que je rencontrerais lors de mon voyage immobile. Ils viendront à ma rencontre, prouesses techniques de béton, jetés entre deux rives. Habillés de lumière quand la nuit tombe, comme pour faire oublier leur massivité tellement concrète.

N’oublions pas également que ce fleuve est aussi une voie de chalandise pour bien des matières premières ou biens de consommation. J’en aurais croisé bien des bateaux, cargos imposants lourds de toutes ces marchandises, qui remontent ou descendent le courant pour ravitailler les centres industriels ou les villes sur le parcours.


Tout ce spectacle d’un pays en devenir industriel n’a pourtant pas effacé la beauté des horizons que je pouvais observer depuis mon balcon et qui rendaient parfois à la nature toute son ingénuité. J’ai regardé parfois les bateaux s’en aller sans froisser l’harmonie de ce que je contemplais.



Une expérience hors du commun à tous les sens du terme.
FB