Littérature – Giuseppe Tomaso Di Lampedusa : Le guépard (1957)

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Giuseppe Tomaso Di Lampedusa (1896-1957), aristocrate sicilien, très grand lecteur, est venu sur le tard à l’écriture. Dans les lettres qu’il écrit en 1957, peu avant sa mort due à un cancer foudroyant qui l’emporte en quelques mois, il demande instamment à ce que soit publié son seul roman, qu’il travaille depuis quelques années. Il sera finalement entendu puisque le livre, d’abord refusé par deux éditeurs, sera finalement publié en 1958 à titre posthume.

Il est l’homme d’une seule oeuvre, ce qui en explique peut-être la profondeur et la vérité qui en a fait son succès immédiat et sur le long terme.

Dans ce livre de presque trois cent pages, nous suivrons un aristocrate sicilien, le Prince Fabrizio,  et sa famille sur plusieurs décennies (de 1860 à 1910).

Rappelons-nous la période. Nous sommes en 1860 à un tournant de l’histoire de la Sicile. Détenue jusque-là par les Bourbons d’Espagne, elle est envahie par Giuseppe Garibaldi et ses chemises rouges en 1860, au nom du roi Vittorio Emmanuele II, qui cherche à unifier l’Italie, et se rend pour être annexée au nouveau royaume début 1861. C’est dans cette période troublée que s’établit l’histoire contée ici.

Revenons maintenant au récit. Au centre de l’intrigue, l’idylle puis le mariage de Tancredi, le neveu du Prince, révolutionnaire et chien fou, et de la superbe Angelica, fille de Don Calogero Sedara, un plébéien devenu riche, brisant ainsi la loi des unions dans la même classe.

C’est un roman du crépuscule mais aussi de la vitalité. Dans cette société ancestrale qui a toujours vécu ainsi, le Prince plante un coin en autorisant cette alliance un peu inédite, suivant en cela son neveu qui lui est si cher, ce beau garçon qui a choisi une autre voie. A cinquante ans passés, Don Fabrizio se révèle ainsi tourné vers le futur, vers une société bien différente de ce qu’il a connu (et le livre nous conte cela avec une belle finesse) mais aussi résigné, comme s’il accomplissait ici un des premiers renoncements à sa vie, avant celui, l’ultime, qui le fera passer de vie à trépas. C’est un « guépard », il endosse ses armoiries pour porter haut sa superbe, et il comprend en même temps que les temps changent autour de lui et qu’il est presque le dernier d’une lignée – même si nous pouvons avoir tous cette impression, ici elle sera avérée par la fin du roman.

Plane ainsi ici comme une nostalgie, une fin de règne qui donnerait ses derniers feux. Il y a d’ailleurs dans le livre une subtile inversion de point de vue qui intervient à peu près au milieu des pages : si le début du récit est dominé par cette figure flamboyante du Prince à qui tout le monde est inféodé (au sens littéral du terme, presque comme des vassaux) et dont le point de vue sur le monde alentour est le sien uniquement, d’autres voix, parfois discordantes se font entendre ensuite. D’abord celle de Calogero, le père d’Angelica, qui dépeint le Prince comme un aristocrate « fin de race », un peu velléitaire et pleutre, jugement qui vient perturber notre lisse impression comme un coup de tonnerre. Mais aussi la dénonciation par le Cardinal de Palerme des reliques patiemment accumulées par les filles du Prince, dans le dernier chapitre, qui précipite sûrement leur déchéance, elles qui ne se sont jamais mariées, sûrement polarisées sur cette époque enfuie de leur jeunesse.

Car le roman, fait de tranches chronologiques inégales, est centré sur l’année 1860, le reste étant comme un appendice ; c’est un livre qui nous conte la décadence d’une famille, incapable de s’adapter et de survivre aux bouleversements du monde autour d’elle. Toutes les valeurs, jamais questionnées par elle, en apparence immuables, titres de noblesse, religion, vont s’effondrer sous les coups de l’Histoire, les laissant dépourvus. Le Prince mourra avant d’avoir totalement pris la mesure de cette décadence.

L’auteur a mis de lui-même dans cette histoire, c’est évident. Comment comprendre autrement cette écriture si belle et si incarnée ? C’est en effet une splendeur stylistique qui s’offre à nous, somptuosité du vocabulaire, originalité de l’écriture, classique le plus souvent mais avec des fulgurances très modernes dans le ton. Giuseppe Tomaso Di Lampedusa était un homme d’une grande culture et, à n’en pas douter, qui pensait le monde autour de lui. Il nous donne ici un livre à la fois nocturne et solaire en une belle réflexion sur le temps qui passe et les disparitions qu’il entraîne.

Il n’est pas étonnant que ce soit Luchino Visconti qui se soit emparé de l’adaptation cinématographique en 1963, cinéaste de la splendeur et des mondes, intimes ou autres, qui s’écroulent.

J’ai adoré.

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