Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571-1610) est un peintre tout à fait particulier , qui a laissé une empreinte forte dans l’histoire de l’art. Il a mené une vie tumultueuse, querelleur et bagarreur, prompt au duel, emprisonné plusieurs fois, traînant dans les tavernes et coupable de meurtre, ce qui le pousse en 1606 à fuir Rome où il a été condamné par contumace à la mort par décapitation. C’est un homme qui côtoie les plus grands honneurs (fait Chevalier de l’Ordre de Malte en 1608) et les déchéances les plus viles (il quitte Malte la même année pour échapper à la justice suite à son rôle dans une rixe). Il meurt en 1610 dans des circonstances obscures.
En parallèle à cette vie personnelle mouvementée, il va conquérir la reconnaissance d’hommes puissants grâce à sa virtuosité artistique (ils lui éviteront souvent des peines lourdes, intervenant comme bienfaiteurs). Mis en apprentissage à 13 ans à Milan, il gagne Rome où il va connaître la célébrité jusqu’à son exil forcé.
Il laisse à peu près 90 toiles, la légende disant qu’il en aurait détruit une partie, ce qui correspond bien à l’image que nous nous faisons de ce personnage, vivant sa vie à toute vitesse, pour mourir à l’âge de 39 ans.
J’avoue qu’il s’agit d’un de mes peintres préférés et je vais essayer de vous faire partager ici mon engouement, au travers d’une exposition en cours au Musée Jacquemart André.
Si j’ai pris un peu de temps à vous expliquer sa vie, c’est que d’après moi, elle irrigue son oeuvre toute entière.
Car aucun autre peintre « réaliste », n’est de mon point de vue allé aussi loin que lui pour donner vier à Eros et à Thanatos. Ces dieux grecs, le premier personnifiant l’Amour (au sens du « sentiment », mais aussi de la pulsion de vie chez Sigmund Freud, par exemple) et le deuxième la Mort, sont un couple rendu indissociable avec le temps, pour devenir une polarité ontologique qui gouverne la vie humaine. L’Homme ne cesse de mettre en place des stratégies pour comprendre/supporter/refouler l’un et l’autre (élaboration d’une pensée, divertissement, etc.) mais ils restent la trame dans laquelle se joue son existence.
Tout se passe comme si le peintre, peut-être de par son rapport à la vie, s’approchait dans ces toiles près, tout près de ces deux extrêmes complémentaires. Et je pense que c’est là que réside la force de ce que nous voyons.
Eros est présent dans toutes ces langueurs de chair que nous présentent ces jeunes hommes (parfois femmes) figurés dans toute la beauté de l’adolescence, rondeur et plénitude des formes encore non touchées par le temps, somptuosité de la carnation rose et blanche. Il s’en dégage une sensualité intemporelle et pure, qui atteint son acmé dans la figure de Marie-Madeleine dont l’exposition propose deux versions. Ces toiles nous montrent une femme au bord de l’extase et à la fois de la mort (rappelons-nous que l’orgasme est appelé « petite mort », ce qui montre la proximité des deux concepts Eros/Thanatos).
Thanatos est l’autre filigrane de l’oeuvre. Au-delà des sujets traités par le peintre, qui ne sortent pas de ceux de l’époque, religion catholique et antiquité en majorité, qui portent en eux-mêmes maints motifs de mort (pensons seulement au martyres chrétiens), le peintre réussit à faire passer une autre idée, d’une manière intemporelle, sur notre destin de mortels. En représentant les corps avachis par la vieillesse (voir plus haut le « Saint-Jérôme » ou ci-dessous « Les pélerins d’Emmaüs »), tellement fragiles et qui nous disent tant sur la proximité de la mort. Contempler le bras noueux de Saint-Jérôme ainsi que sa silhouette décharnée vaut pour moi toutes les leçons théoriques sur la destinée fatale de l’Homme. Il allait chercher ses modèles dans les tavernes, parmi les gens du peuple un peu échoués, ce qui est d’une grande nouveauté, tranchant avec les images un peu lisses d’avant, introduisant une vérité jusque-là non approchée.
Pour nous faire ressentir tout cela, le peintre use d’une maîtrise technique impressionnante, qui fera date, à la fois dans la peinture italienne, mais aussi dans les écoles espagnole et française (parmi les peintres que l’on nomme « caravagesques », tel Valentin de Boulogne, mais pas que, nous pouvons légitimement compter dans ses héritiers José de Ribera ou Francisco de Zurbaran).
J’ai parfois fait l’expérience d’entrer dans une salle de musée ou d’exposition emplie de toiles de caravagesques, avec un tableau du maître au milieu ; je l’ai reconnu, chaque fois. Car il met en place un traitement de la lumière tout à fait particulier (se rapprochant en cela de peintres comme Léonard de Vinci ou de Johannes Vermeer) ; nous avons l’impression qu’il arrache les corps à l’obscurité pour les nimber de cette belle lumière brillante qu’il sait décrire par ses pinceaux. Ses tableaux sont composés en majorité de teintes neutres, des beiges mats, des gris sourds, des bruns neutres, des fonds noirs, sur lesquels s’éclabousse la carnation des personnages, ponctuée parfois de touches d’un rouge éclatant, symbole du sang et de la vie.
Cela nous montre la pensée profonde du peintre, qui veut ici nous dépeindre la destinée humaine, a priori enfouie dans les ténèbres (Thanatos), mais qui arrive à s’en échapper dans la lumière de la vie (Eros).
Exposition à aller voir, vraiment.
FB