Emily Dickinson (1830-1886) est une poétesse américaine, qui a passé sa vie à Amherst, une petite ville près de Boston, vivant avec sa famille, ses parents, sa soeur Lavinia et son frère Austin, avec lequel elle gardera des liens très forts après son mariage (il s’installe dans une maison voisine). Elle ne s’est jamais mariée et a vécu la vie classique d’une femme célibataire issue d’une famille aisée, s’occuper de ses parents, faire du jardinage, cuisiner, et, ce qui la rend si particulière et connue, écrire ; des lettres, des poèmes, dont seuls quelques-uns seront publiés de son vivant (et encore, de manière anonyme et rectifiés au vu de leur forme tellement novatrice). Dans ses dernières années, elle commence à vivre comme une recluse, entretenant ses liens sans rencontrer les personnes concernées, s’habille en blanc et passe ainsi pour une excentrique. Sa soeur découvrira sa poésie après sa mort et n’aura de cesse que de publier ces écrits (1), qui depuis ont hissé son auteur au panthéon de la poésie américaine, voire mondiale.
J’avoue humblement ne rien connaître à son oeuvre et avoir regardé ce film en découverte totale. Je n’étais pas en terrain inconnu cependant, bien des chose ont fait écho en moi dans ce que je voyais. En habituée et engouée de littérature anglo-saxonne du XIXe siècle, j’ai été traversée par des réminiscences de Jane Austen, de Charlotte Brontë, de George Eliott, de toutes ces femmes écrivains, citées ici d’ailleurs, qui ont essayé de faire entendre leurs voix littéraires dans ce monde d’hommes. Pensons également aux éminents compatriotes contemporains d’Emily Dickinson, tels qu’Henry James ou Edith Wharton (2) qui ont fait naître une forme en mutation de la littérature anglaise dans ce nouveau pays.
Le cinéaste parvient à éviter ici deux écueils majeurs, de mon point de vue : celui de la reconstitution d’époque et celui du biopic.
Pour le premier, il faut dire que, même si je pense que l’on peut faire de la beauté avec (presque) tout, l’intérieur familial aisé d’une poétesse du XIXe siècle s’y prête particulièrement. Car il est facile de magnifier un beau jardin, des femmes et hommes en costume, de la porcelaine délicate… Et d’en faire quelque chose de totalement attendu (voir le film « Love and friendship » de Whit Stillman en 2016, critique disponible sur ce blog). Et donc, osons la contraposée, il est extrêmement difficile, lorsque l’objet est tel, de ne pas tomber dans le convenu. Certains cinéastes (pour rester dans le créneau d’époque et de lieu) s’en sortent par le biais du scénario ; parmi les maîtres du genre, citons John Schlesinger (« Loin de la foule déchaînée », 1967) et surtout James Ivory (« Chambre avec vue » 1986). Ici c’est l’art du cinéaste qui évite à lui seul de tomber dans ce chausse-trappes, par une mise en scène légère et inventive, vraiment à noter. Nous avons droit aux figures imposées, intérieur cosy, très beau jardin, femmes en ombrelles, images travaillées dans une tentative de nous en restituer une image qui serait seulement belle en neutralité, sans accentuation. Si tout ici est remarquable, c’est de manière non appuyée, presque évidente, comme si Terence Davies s’était approprié cette époque pour nous la montrer de manière naturelle. Notons quand même quelques virtuosités cinématographiques, tel ce long travelling circulaire qui nous montre la famille Dickinson le soir, en train de se livrer à leurs occupations, lire, broder, contempler le feu… Tout est ici magnifique en termes de mise en scène.

Emily et Lavinia Dickinson
Pour le second, là aussi, citons un art de l’ellipse qui allège l’ensemble (avec cette stupéfiante scène où nous voyons les protagonistes vieillir sous nos yeux en quelques secondes… Ce qui fait écho d’ailleurs au propos du film, que je développerai ci-après). Le cinéaste sait prendre les raccourcis qu’il faut, de manière ingénieuse, pour nous éviter le récit linéaire d’une vie (avec souvent bien des moments d’ennui, convenons-en). Car il s’agit ici également d’un motif classique et nous nous attendons à ce qui va suivre : naissance, vie affective (avec ou sans intrigue amoureuse/mariage/enfant), vie active (accomplie ou non) et mort. C’est un ordre rigoureux auquel on ne peut déroger (et l’artifice des flash-back est souvent sans effet) et qui peut être fastidieux, mais pas ici.
Car le cinéaste a un propos, il veut nous montrer quelque chose. S’étant ainsi libéré de la forme, comme dit ci-dessus, il peut se consacrer à ce qui l’intéresse, cette femme atypique, toute en dichotomie. Car c’est à la fois quelqu’un qui veut vivre dans un environnement traditionnel (familial), une existence calme, rythmée par les travaux de la maison. Et une femme qui a soif d’autre chose sur le plan spirituel que ce qui lui est proposé. Elle n’est pas à l’aise avec la religion qu’on lui impose, plaidant pour une relation à Dieu plus intime (dans le film, elle refuse d’aller à la messe, ce qui frôle le scandale). Elle ne parvient pas à s’inscrire dans les schémas des rapports hommes/femmes tels qu’ils se pratiquent, féministe avant l’heure dans ses énoncés et en même temps terrifiée par l’amour. Et elle éprouve très rapidement le sentiment de la perte et l’angoisse qui l’accompagne ; perte de ses parents, perte de sa santé à elle, perte de ses ami(e)s qui se marient et s’en vont, elle vit dans une longue agonie ponctuée de moments de bonheur et joie, procurés par son écriture qui lui permet de s’évader. Et qui donne tellement d’épaisseur à ses poèmes.
C’est tout cela que nous montre le cinéaste, en grand communion avec son héroïne, nous le sentons. Et cela passe par des dialogues extrêmement brillants et d’un haut niveau conceptuel, sur la vie, la mort, l’immortalité, toutes images qui traversent la poésie d’Emily Dickinson. Tout cela avec un humour spirituel bien anglais, il faut l’avouer.
Si nous en revenons au titre « A quiet passion », il semble, tout oxymore qu’il paraisse, parfaitement illustrer le film auquel nous sommes conviés.
Pour porter cette histoire, Terence Davies a trouvé une excellente actrice, Cynthia Dixon (a priori improbable dans ce rôle, sa prestation majeure étant l’une des trois protagonistes de la série « Sex and the city » !). De par la nuance de son jeu, elle nous fait ressentir les différents états d’âme de l’héroïne, faisant évoluer subtilement son personnage vers l’intransigeance et la quasi-méchanceté issues de sa souffrance intérieure.
Notons également la prestation de Jennifer Ehle, actrice américaine remarquée dans l’adaptation par la BBC en 1995 de « Orgueil et préjugés » de Jane Austen, ce qui fait sûrement un lien de plus avec mon propos.
Pour terminer, je vous livrerai ci-dessous deux poèmes d’Emily Dickinson, qui éclaireront davantage, j’en suis sûre, cette femme hors normes.
Et bien sûr je ne peux que recommander ce film.
FB
The Sky is low —the Clouds are mean.
A Travelling Flake of Snow
Across a Barn or through a Rut
Debates if it will go—
A Narrow Wind complains all Day
How some one treated him
Nature, like Us is sometimes caught
Without her Diadem.
Le ciel est bas —les nuages sales. Un flocon de neige errant – Par une grange ou une ornière – Délibère s’il s’en ira— Un petit vent tout le jour – Se plaint de son sort— La nature, comme nous, parfois se fait prendre – Sans son diadème.
So give me back to Death—
The Death I never feared Except that it deprived of thee—
And now, by Life deprived,
In my own Grave I breathe
And estimate it’s size—
It’s size is all that Hell can guess—
And all that Heaven was—
Donc rends-moi à la mort— La mort que jamais je n’ai crainte Sauf qu’elle privait de toi— Et maintenant privée par la vie, Dans ma propre tombe je respire Et j’évalue sa taille— Sa taille est tout ce que l’enfer peut deviner Et tout ce que le ciel était—
(1) On pense ici à l’action du frère et de la soeur de Jane Austen, qui ont également oeuvré pour l’oeuvre de leur soeur, révélant notamment son identité (ses livres étaient publiés avec comme mention d’auteur « by a Lady »).
(2) Dont Terence Davies a d’ailleurs adapté le roman « Chez les heureux du monde » en 2000.