Que voilà un livre étrange et passionnant. Ecrit par un auteur français qui vient d’ailleurs de recevoir le Prix Médicis à cette occasion.
Avant d’aborder l’ouvrage même, je voudrais faire un portrait rapide de l’auteur, dans les aspects qui peuvent éclairer notre compréhension de l’oeuvre. Ce qui nous frappe, c’est sa volonté à ne pas être catégorisé dans la taxinomie actuelle de la littérature ; publié à l’origine dans la collection « Présence du futur » des éditions Denoël, il aurait pu être catalogué comme auteur de science-fiction (brillant, il a reçu le Grand prix de la science-fiction française en 1987 pour « Rituel du mépris »). Mais il n’aime pas être classé et invente plusieurs subterfuges, comme les pseudonymes (Antoine Volodine en est un, mais il publie aussi sous les noms d’Elli Kronauer, de Manuela Draeger ou de Lutz Bassmann (1)) et il crée en 1990 un courant de littérature « paravent », le Post-Exotisme, qui n’a pas de fondement théorique a priori, mais va se construire au gré des oeuvres publiées. A la fois insaisissable comme auteur mais écrivant dans cet ouvrage comme depuis toujours autour des mêmes thèmes (de la même histoire ?), l’inverse du sillon tracé par les écrivains en général, qui se veulent uniques et transportent leur style et leur imaginaire dans des récits différents.
Le vent de nouveau s’approcha des herbes et il les caressa avec une puissance nonchalante, il les courba harmonieusement et il se coucha sur elles en ronflant, puis il les parcourut plusieurs fois, et, quand il en eut terminé avec elles, leurs odeurs se ravivèrent, d’armoises-savoureuses, d’armoise-blanches, d’absinthes.
Le ciel était couvert d’une mince laque de nuages. Juste derrière, le soleil invisible brillait. on ne pouvait lever les yeux sans être ébloui.
Aux pieds de Kronauer, la mourante gémit.
– Elli, soupira-t-elle
Sa bouche s’entrouvrit comme si elle allait parler, mais elle ne dit rien.
– T’inquiète pas Vassia, murmura-t-il.
Elle s’appelait Vassilissa Marachvili.
Elle avait trente ans.
Deux mois plus tôt, elle marchait d’un pas souple dans les rues de la capitale, à l’Orbise, d’un pas dansant, et il n’était pas rare que quelqu’un se retourne sur son passage, car son aspect de jolie combattante égalitariste donnait chaud au coeur. La situation était mauvaise. Les hommes avaient besoin de contempler de tels visages, de frôler de telles silhouettes, pleines de vie de de fraîcheur. Ils souriaient, et ensuite ils partaient en banlieue se faire tuer sur la ligne de front.
Voilà pour situer le début de ce roman, où nous sentons déjà sa puissance intrigante, portée par une belle écriture narrative, onirique et ciselée, qui va nous entraîner ailleurs, nous dépayser pendant les six cent pages qui suivent. Car l’auteur possède cette chose si rare qu’est le talent de conteur au long cours, nous sommes captés dès le début par la musique particulière qu’il orchestre et nous ne lâchons l’ouvrage qu’avec regret.
Le livre prend appui sur la description de personnages puissants et du milieu qui les entoure, post-apocalyptique (post-exotique ?), véritables lignes de force de l’ouvrage, qui nous imprègnent et s’incrustent en nous.
Alliant l’étrangeté de l’Anticipation à la trame plus classique du roman, il nous transporte dans l’univers dévasté de la Deuxième Union soviétique. Trois personnages, dont un certain Kronauer, s’échappent d’une cité « L’Orbise », pour se perdre dans des terres dévastées par la fusion des piles atomiques qui faisaient fonctionner les kholkozes alentour. Kronauer va ainsi rencontrer les habitants du Kholkoze « Terminus radieux » (2), la mémé Ougdoul, son « amoureux », Solovieï, les trois filles de celui-ci (voir note 1) et leur proche entourage. Dans cet univers froid et inhospitalier (qui rappelle fortement la Russie, non seulement par la terminologie, mais également par le milieu naturel, flore, climat et faune), les protagonistes vont se croiser, tisser des liens, raconter leur histoire et nous captiver ainsi tout au long du récit.
C’est un livre noir, qui nous conte l’échec des luttes révolutionnaires, la faillite de régimes économiques ambitieux, réduits en cendre par des manipulations scientifiques mal maîtrisées, ici le nucléaire. De toute cette obscurité, l’auteur fait jaillir la beauté ; la sorcellerie ancestrale qui permet à ces personnages de vivre envers et contre tout, réenchante un monde déjà mort ou en passe de l’être. Vivants, agonisants, morts, mort-vivants, ressuscités, nous ne savons plus à qui nous avons à faire (3) et peu importe, car tous existent à leur façon en plénitude, tout en retardant leur mort définitive, gagnant mois, années, millénaires en forme d’errance de plus en plus solitaire.
Ce que nous dit l’auteur, selon moi, dans cet ouvrage captivant comme une essence capiteuse, est que chacun d’entre nous, même seul, même confronté à un monde hostile, fait son chemin et se nourrit de ce qui l’entoure, à l’instar de la mémé Ougdoul, liée à une pile nucléaire en pleine décomposition, à qui elle parle et se confie.
Tout cela porté par une poésie très originale, née de la confrontation de tous ces registres antagonistes, magie ancestrale contre science atomique, vie contre mort, homme contre nature, qui finissent par fusionner en une grande élégance.
C’est un livre que je vous conseille vivement, même si vous êtes allergiques à la science-fiction, vous l’aurez compris !
FB
(1) Nous noterons ici le don de l’auteur à créer des noms imagés et qui résonnent en nous. Dans Terminus radieux, la mémé Oudgoul, Solovieï et ses trois filles, Myriam Oumarik, Samiya Schmidt et Hannko Vogoulian…
(2) Encore un nom magnifique pour désigner un lieu de fusion de pile nucléaire…
(3) Comment ne pas penser à la littérature sud-américaine, qui fait coexister rêve et réalité, par exemple dans « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez.
Bravo pour cette analyse très juste et très belle d’un livre que j’ai beaucoup aimé moi aussi d’un auteur que j’affectionne particulièrement .