Deuxième roman de cet auteur incroyable (déjà chroniqué sur ce blog, voir article sur « Le bruit et la fureur »), écrit à l’âge de trente ans, c’est déjà une oeuvre qui ouvre sur des dimensions nouvelles, très personnelles. Je ne dirai pas que cela préfigure les chefs d’oeuvre postérieurs, car je pense que ce livre appartient déjà à cette catégorie.
En effet, pour paraphraser le poète Paul Verlaine qui dit :
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend »
William Faulkner réussit le tour de force de nous offrir à chaque fois un opus où nous reconnaissons ses lignes de force habituelles, mais avec un sens de l’expérimentation et de la nouveauté qui nous surprend et nous émerveille. La lecture de son oeuvre peut d’ailleurs devenir une drogue, à l’instar de celle de certains autres écrivains (pour moi, Jane Austen, par exemple), où nous n’avons envie que d’un mouvement circulaire qui nous amènerait d’un pan à l’autre de cette littérature en un chemin infini.
L’histoire nous amène à bord du Nausicaa (1), yacht appartenant à la riche Mrs Maurier, où elle convie pour peupler sa solitude, des artistes, son neveu et sa nièce ainsi que deux invités de ces derniers, Jenny et Pete, à une croisière de cabotage autour des bayous qui entourent la Nouvelle-Orléans. Le roman, découpé chronologiquement de manière rigoureuse, nous donne à voir les interactions de ces personnages pendant quatre jours (avec une introduction et un épilogue). Et cela s’avère tout à fait réjouissant.
L’auteur arrive à créer des univers parallèles emplis de leurs codes spécifiques, pour décrire les différentes trajectoires des protagonistes, chacune adossée à un style d’écriture différent, passant de la trivialité la plus basique à l’onirisme le plus éthéré. Ainsi, Mrs Maurier va voir se dérouler autour d’elle nombre de jeux d’acteurs desquels elle va rester en périphérie. Elle est l’Amphytrion de l’assemblée, celle qui donne le « La » sur les rassemblements imposés (les repas) et pourtant tout se déroule sans qu’elle ne maîtrise rien. L’assemblée s’éparpille autour d’elle pour mener son existence.
Et c’est cette vie un peu floue, chacun ayant perdu ses marques, que nous décrit l’auteur. Une communauté rassemblée sans aucun but (les avaries mécaniques empêchant de plus le bateau de voguer, l’objectif de croisière finit par s’effacer totalement) et qui n’a finalement pas grand chose à partager, sinon quelques vagues désirs sexuels non aboutis. Car, dans la chaleur d’été de cette Louisiane, l’auteur excelle à nous faire ressentir à la fois la paresse des heures qui passent, le désoeuvrement alcoolisé des hommes qui pérorent, et la moiteur des corps féminins qui s’offrent pour mieux se dérober. Un va-et-vient s’opère ici entre la respectabilité et l’affrontement à la nature ; les femmes se vêtent pour le dîner mais sont beaucoup plus négligées -et libres- le reste du temps ; les hommes se relâchent également dans leurs beuveries. William Faulkner nous livre là, encore une fois (avant la « Caddy » dans « Le bruit et la fureur ») la description fulgurante de deux jeunes filles que bien des choses opposent, à l’exception de leur jeunesse et de leur beauté. D’une part, la nièce de Mrs Maurier, qui se donne des allures de garçon manqué, polarisée sur son frère qu’elle ne quitte pas des yeux et rejette à la fois. Elle cherche les hommes, mais plutôt sur un mode de camaraderie, qui sonnerait quand même un peu faux, n’hésitant pas à jouer du pouvoir que lui donne son statut s’il le faut, en enfant gâtée (cf. l’odyssée cocasse et dramatique qu’elle entreprend dans le bayou avec David, le steward). C’est une jeune fille androgyne et sportive, que nous imaginons bien comme une « garçonne » de l’époque, évaporée et fantaisiste. Et d’autre part, Jenny, véritable creuset de tous les désirs masculins, blonde, solaire et alanguie comme une odalisque et que nous ressentons comme assez creuse, comme sans pensée construite. L’auteur trempe sa plume dans la plus grande beauté de la langue pour leur donner vie et chair (2). Les hommes, à côté de ces deux femmes qui rayonnent, sont en arrière-plan.
Au mépris des petits drames qui se nouent et se dénouent dans cette épopée fluviale, l’auteur nous en dresse un portrait fort drôle. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’évoquer l’ascendance de certains auteurs anglais, capables d’introduire de l’humour dans toute situation, comme s’ils regardaient les choses avec un détachement amusé et parfois féroce. William Faulkner, je pense, ne renierait pas cette ascendance qui le lie par un fil invisible à des auteurs comme Jane Austen, William Thackeray, ou plus près de nous, Evelyn Waugh. Il nous décrit une tranche de société, réunissant au cours d’un improbable voyage, riche veuve, artistes plus ou moins reconnus et gens de la plèbe (Jenny, Pete et le steward, David) qu’il va imperceptiblement caractériser de page en page jusqu’à ce que nous puissions nous en faire une idée assez exacte, dans leurs ridicules – il excelle à les dépeindre, l’air de rien- mais aussi dans leurs aspirations ; aucun des personnages n’est épargné dans la première dimension, mais non plus dans la deuxième. Tous ont une histoire qui les rend humains comme nous. Nous sommes certes ici dans le domaine de la farce, mais avec, comme toujours chez cet auteur, des profondeurs dramatiques qui affleurent au milieu de la comédie.
Je ne peux pas dire, à l’instar d’Obélix, que je suis tombée dans la marmite « WF » quand j’étais petite, mais depuis je me rattrape et j’aime à avoir toujours une oeuvre disponible à lire sous la main. Essayez et vous verrez.
FB
(1) Nous noterons qu’il s’agit d’un des personnages de « L’odyssée » d’Homère qui recueille Ulysse et le nourrit. Si nous voulions entrer plus avant dans l’exégèse, nous pourrions avancer qu’il s’agit d’un personnage nourricier maritime, à l’instar de Mrs Maurier 😉
(2) Mais non, mais non, il n’y a aucun sous-entendu sexuel ici…