Théatre – Daniel KEYES : Des fleurs pour Algernon (2014)

Grégory Gadebois, seul en scène

Grégory Gadebois, seul en scène

« Des fleurs pour Algernon » est un livre très célèbre rangé dans la catégorie « science-fiction », écrit par un Américain, Daniel Keyes en 1959 dans une première version puis récipiendaire dans sa version définitive du Prix Nebula  en 1966 (un des deux plus grands prix mondiaux couronnant un ouvrage de science-fiction, avec le prix Hugo). Il peut être classé parmi les ouvrages d’anticipation, il ne s’agit pas ici de décrire des mondes imaginaires ou de petits hommes verts, mais plutôt de s’emparer d’une tendance de la société actuelle pour l’amplifier en la projetant dans le futur et de voir ce qu’elle produit ensuite sur son environnement. Ici, le roman nous parle de la neuro-chirurgie, en pleine résonance avec son époque, puisque la discipline a été initiée par Harvey Cushing au début du XXe siècle et prend son essor durant tout le siècle.

Je ne me lasse pas de m’étonner de cette taxinomie de l’écrit, qui isole en disciplines séparées (et souvent vues comme inférieures) la science-fiction et la littérature policière au sein de ce que nous pouvons appeler la littérature générale (hors essais, bandes dessinées et livres scientifiques). Pour moi, un bon livre est un bon livre, point. J’ai lu d’excellents « polars » qui valaient largement certains auteurs de littérature générale et des ouvrages de science-fiction qui provoquaient autant la réflexion qu’un essai.

Et nous sommes ici devant un opus de cette trempe. Une de ces oeuvres intemporelles, bien que futuriste, qui peut largement être adaptée plus de cinquante ans après sa conception, sans souffrir, ce qui n’est malheureusement pas le cas de toutes.

L’histoire est limpide. Charly Gordon, simple d’esprit mais volontaire dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, est un jour choisi par deux médecins, les professeurs Nemur et Strauss, pour une expérimentation, une opération du cerveau déjà pratiquée sur une souris du nom d’Algernon et qui a triplé le QI de cette dernière. Charly devient très intelligent, ce qui lui ouvre des horizons peu atteignables par le commun des mortels, se mesurer avec le théorème de Fermat, composer de la musique… Et puis, et puis… Bien que brûlant de vous raconter la suite, qui vous ferait comprendre l’intensité du drame qui se joue, je ne le ferai pas pour vous laisser le plaisir de la découverte. C’est un ouvrage véritablement dramatique (je vous met au défi de ne pas verser quelques larmes en le lisant), en forme de journal, où Charly note au fil du temps ce qui lui arrive. Dans une écriture simple et basique, le livre se centre sur l’histoire avec cette manière efficace qu’ont les Américains d’aller à l’essentiel.

La mise en scène adoptée par le Théatre Hébertot (Paris) est au diapason de cette simplicité. Un homme seul en scène, sur un fauteuil, mixte entre chaise électrique et fauteuil roulant, entouré de barres de néon et de quelques écrans de télévision, qui rappellent que nous sommes dans une expérience scientifique. L’adaptation, nous offre un condensé réussi et intelligent de l’histoire.

Et surtout, il y a Grégory Gadebois dans le rôle titre. Cet immense, immense acteur, que j’ai déjà eu le privilège de voir plusieurs fois à la Comédie française et dans deux films magnifiques « Angèle et Tony » (Alix Delaporte) et « Par toi mon âme guérie » (François Dupeyron). Cet homme est capable de tout jouer, avec une finesse et une subtilité qui nous laissent sans voix. Je l’avais déjà vu transcender son corps pour incarner au choix la laideur ou la séduction, ce qui n’est pas à la portée de n’importe quel acteur. Ici, il va plus loin. Campant au départ Charly le benêt, qui sait à peine lire et écrire, il va, par touches imperceptibles, opérer la métamorphose vers Charly le génie, s’aidant de sa voix et de son corps tout entier. Attitudes, intonations, tout évolue peu à peu en lui, sans emphase, nous rendant incapables de tracer la moindre ligne de démarcation entre les deux états qu’il représente. Suivre les réactions de la salle permet de saisir cette lente évolution ; éclats de rire au début, devant sa gaucherie et ses maladresses, remplacés peu à peu par une profonde attention devant le drame qui se joue au travers de cet homme. Sans compter que, comme dans une partition de musique qui comprend deux registres, l’un pour la main droite et l’autre pour la main gauche, le dernier représentant en général une ligne qui tient le morceau de bout en bout, Grégory Gadebois garde en clé de fa les caractères principaux de son personnage, gentillesse, honnêteté et simplicité, qui l’accompagnent du début à la fin de la pièce, donnant une vraie épaisseur au personnage qu’il incarne. Il fait ainsi naître l’émotion  dans la profondeur et rend palpable les tourments du protagoniste confronté à cette froide science génétique qui s’est emparée de lui.

Un grand moment de théatre avec un grand Monsieur.

FB