Cinéma – Joachim TRIER : Valeur sentimentale (2025)

Ce cinéaste norvégien, je l’avais découvert il y a plus d’une décennie, avec l’émouvant « Oslo, 31 août », film à la fois désespéré et empli de douceur, qui m’avait bouleversée.

Je le retrouve ici avec bonheur dans ce nouvel opus sur les relations familiales entre un père absent depuis longtemps et ses deux filles, Nora l’aînée et Agnes la cadette, avec lesquelles il renoue à l’occasion de la mort de leur mère dont il était séparé. Tout le film va tourner autour de l’intrusion de ce « nouveau » venu, qui bouleverse l’écosystème difficilement construit par les deux sœurs.

Cette saga familiale est organisée autour d’une maison, elle fait l’ouverture poétique du film, cette maison de famille qui a abrité bien des moments heureux et bien des déchirures, portant en elle tout le poids de ces affects, sous la forme d’une fissure qui n’en finit pas de la miner. Ce parti-pris original, de choisir de faire rayonner l’histoire à partir d’elle, nous rappelle l’importance de la maison dans la culture nordique. Sûrement en lien avec l’hostilité du climat, elle devient un havre de paix, où se réfugient les humains (comme par exemple dans les romans d’Herbjorg Wassmo, voir la trilogie de Nora ou plus près de nous, dans la « Septologie » de Jon Fosse, Prix Nobel de littérature en 2023). Nous suivrons les modifications qu’elle subit dans le temps, au gré de ses occupants et des événements tragiques ou heureux qui jalonnent leur vie, qu’elle entrelace dans sa structure solide et réconfortante. Jusqu’à se faire une beauté froide et intemporelle après sa désertion par la famille, comme si elle prenait un nouveau départ neutre et désinvesti.

Lorsque le père réapparaît, après avoir fait une carrière brillante de metteur en scène, qu’il a préféré à sa famille, ses filles ont fait leur vie, Agnes s’est mariée et est mère d’un petit garçon, Nora l’aînée se débat encore pour choisir sa vie, comédienne confirmée mais souffrant d’un trac parfois invalidant et un peu perdue dans sa relation amoureuse, comme un mal-être général qui la fait souffrir derrière sa carapace. La relation avec sa sœur est un ancrage pour elle, nous le sentons, ces deux-là se sont soutenues à tours de rôle dans toutes leurs difficultés familiales.

Tous ces personnages ont choisi des professions qui leur permettent de s’échapper d’eux-mêmes, la mère psychiatre se projette dans la vie des autres, le père cinéaste construit des personnages, la fille comédienne endosse d’autres destins que le sien. Peut-être pour échapper aux relations frontales, et éviter les choses difficiles du passé, comme cette tante qui s’est suicidée dans cette maison après avoir été détenue et torturée par les Nazis.

Le père va pousser sa fille aînée à affronter sa vie, en l’amenant dans ses derniers retranchements. Il lui offre une réconciliation via la médiation du cinéma ; intégrer sa famille dans son oeuvre c’est pour lui le moyen de joindre sa vie d’avant avec celle qu’il espère. Dans des films qui parlent de son histoire personnelle, mise en abyme abyssale.

Dans le rôle du père, Stellan Skasgard impose sa silhouette énigmatique, fatiguée par le temps et pourtant toujours en quête de vie, il est magnifique. Tous les acteurs sont au diapason, citons Renate Reinsve, qui avait reçu le Prix d’interprétation féminine à Cannes en 2021 pour « Julie en douze chapitres » du même metteur en scène, tout en frémissements entre désespoir et espoir, excellente.

Cette histoire pourrait être dure et sans concession, confiée à un Thomas Vinterberg ou à un Ingmar Bergman, par exemple, qui n’en finiraient pas de disséquer les protagonistes sans merci. Ce n’est pas le parti-pris ici, les personnages sont baignés d’une lumière qui les rend fragiles et beaux, pris qu’ils sont dans une esthétique douce, à la manière des peintres hollandais, comme pour ne pas les abandonner à leurs tourments.

C’est un très beau film.

FB