Exposition : Dans le flou (2025)

Voilà encore une exposition excitante, qui nous fait réfléchir sur nous et notre rapport au monde, au travers de chefs d’œuvre ; pédagogique et claire, elle nous amène à nous questionner sur la vision que nous portons (c’est le cas de le dire) sur ce qui nous entoure.

Le fil directeur est de nous faire rencontrer des artistes qui, depuis le XIXe siècle, ont évité le réalisme au profit de la suggestion, pour des motifs très différents que nous allons tenter d’expliquer.

 « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire, autant dire qu’une image stable et achevée coupe les ailes à l’imaginaire » – Gaston Bachelard

L’exposition, comme pour faire un lien au lieu où nous sommes, s’ouvre sur un tableau des nymphéas peint par Claude Monet, dont le Musée expose de grands panneaux célèbres dans le monde entier. Vision brouillée, à l’instar de celle du peintre, qui est en train de perdre la vue, comme une conséquence de son intuition froudroyante à représenter le monde autrement, lorsqu’il peint en 1874 « Impression au soleil levant », devenant ainsi le chef de file du mouvement impressionniste.

Le bassin aux nymphéas, symphonie rose (1900)

Quelques artistes antérieurs avaient déjà saisi toute la puissance que permet le fait d’évoquer plus que de montrer, au premier plan l’artiste anglais William Turner (1775-1851) quand il nimbait ses paysages d’un mystère qui recouvrait toute la toile.

Paysage avec une rivière (1845)

Il faut sûrement voir chez ces artistes une volonté de s’affronter à la peinture traditionnelle qui marche dans les brisées d’artistes comme Jacques Louis David, perpétuant une peinture historiographique réaliste dans ses techniques et puisant ses motifs dans une mythologie bien lointaine.

François-Léon Bénouville récipiendaire du Prix Médicis en 1845 pour Jésus dans le prétoire

Et au même moment, la photographie commence à prendre sa place, après les tâtonnements de Nicéphore Niepce (1765-1833) et de ses précurseurs, Louis Daguerre, son associé, pousse plus loin la technologie et présente à l’Académie des Sciences en 1839 le premier « daguerréotype », qui signe la naissance de la photographie. Dans ce monde où la captation des images devient de plus en plus réaliste, il reste finalement peu de place pour ces peintres qui cherchaient à décrire ce qu’ils voyaient au gré de leurs pinceaux.

Réinventer une peinture qui ne se superpose pas totalement à la réalité, pour laisser un espace de rêve, c’est peut-être cela le but de ces artistes ; dans cette société positiviste (1), où la science se targue de tout analyser pour mettre à jour et désosser les phénomènes naturels, il reste un terrain artistique qui résiste à cette mise à nue froide et scientifique. Comme si les artistes clamaient l’imperfection du monde.

George Seurat : La voilette (non daté)

Certains d’entre eux réinventent le « sfumato » de Leonard de Vinci, ce brouillard magnifique et vaporeux qui efface les contours des toiles (notons que Leonard de Vinci était lui-même un adepte des sciences dures ; a t-il voulu contrebalancer sa quête de netteté du monde avec des œuvres qui laisseraient une place au mystère ?).

C’est le cas pour la peinture ci-dessous, conçue pour que nous ne puissions pas faire une mise au point, nous sommes pris par la lumière intrinsèque du tableau, qui nous capte dans sa lumière ; notre œil ne parvient jamais à faire une mise au point, envoûté dans un phénomène stroboscopique qui nous dépasse.

Wojciech Fangor : N17 (1963)

 « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire, autant dire qu’une image stable et achevée coupe les ailes à l’imaginaire » (Gaston Bachelard, 1943)

Oui, cette exposition nous montre à quel point le « flou » aiguise le terrain secret de notre imagination, comme s’il dessinait une nouvelle dimension entre nous et l’œuvre/le monde.

Je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec un livre du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) « Le je ne sais quoi et le presque rien » (1980), où l’auteur nous explique (pour faire vraiment court), que si je crois appréhender le « presque tout », comme j’ignore la distance entre le « presque tout » et le tout, finalement peut-être que je ne sais « presque rien ». C’est exactement ce à quoi me renvoie cette exposition, rien ne pourra épuiser la réalité du monde.

Gerhard Richter – Appearance (1994)

Cet espace entre nous et la réalité nous sauve de l’immédiateté, nous obligeant à faire un chemin personnel jusqu’à l’œuvre (c’est la raison pour laquelle, dans le même ordre d’idée, je vais rarement voir au cinéma l’adaptation de livres qui m’ont plu, car leur mise en scène frontale via la mise en images écrase cette dimension d’imagination, m’obligeant à faire miennes les représentations d’un autre).

Ici, un artiste italien a tracé sur la toile le contour de sa bibliothèque dévastée par le feu, ne laissant demeurer que les reliefs des livres : « Il ne restait que les ombres des choses, presque des ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d’Hiroshima » (Claudio Parmiggiani) – en incise, j’ai été étonnée de ne pas voir d’œuvre d’Anselm Kieffer, cet artiste allemand qui travaille sur ce sujet depuis longtemps, essayant de rendre aux Juifs morts dans les camps leur dignité historique.

Claudio Parmiggiani – Polvere (1998)

Effacer les contours est aussi une manière de mettre à distance l’indicible. La Shoah par exemple, qui hante nos mémoires en forme d’images insupportables. Ci-dessous l’artiste polonais Krzysztof Pruszkowski (né en 1943) a superposé quinze clichés d’un mirador, jusqu’à le rendre spectral et en faire un symbole hors contexte et, assez inexplicablement, plein d’une grande puissance.

Krzystof Pruszkowski – Quinze miradors du camp d’extermination de Majdanek (1992)

Cet épisode fondateur dans toute sa violence de notre inconscient collectif européen, ne peut plus se mettre en image. Après la sidération d’œuvres initiales comme « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais (1955), il n’est plus possible de se confronter directement à ce traumatisme. Des œuvres cinématographiques magnifiques l’ont abordé de biais, je pourrais citer « La vie est belle » (Roberto Benigni 1998), « Le fils de Saül » (Laszlo Nemes 2015) ou plus récemment « La zone d’intérêt » (Jonathan Glazer 2015) et « La plus précieuse des marchandises » (Michel Hazanavicius 2024) ; car comment montrer de manière crue l’in-dicible, l’in-filmable et l’in-représentable ?

Plus récemment, d’autres artistes ont choisi de commémorer des événements dramatiques de notre Histoire, comme l’attentat du World Trade Center en 2001. En mettant à distance les images, les réduisant à de froids pixels, ou en les recouvrant de peinture qui les masquent sans les neutraliser.

Thomas Ruff – jpeg ny01 (2004)
Gerhard Richter – September (2005)

Le flou peut nous protéger de la violence et, paradoxalement, créer l’angoisse, car il se glisse entre nos perceptions et notre certitude d’un monde que nous contrôlons. Ici, l’artiste, par une technique bien à lui (peinture encaustique qu’il fait fondre à l’aide d’un fer à repasser), nous montre notre monde au bord de l’effondrement, sous forme d’environnements urbains qui vacillent sous nos yeux.

Philippe Cognée – Métamorphose 1 (2011)

Et ce sont aussi nos effondrements personnels que nous voulons mettre en scène mais à distance ; pour nous préserver, pour préserver les autres. Tel ce magnifique autoportrait d’Hervé Guibert, mort du sida en 1991 à l’âge de 36 ans, il veut rester pour nous une simple silhouette humaine qui aura brièvement foulé notre sol avant de s’en aller ailleurs.

Hervé Guibert – Autoportrait (1980)

Je finis avec cette image incroyable, qui nous prend par surprise ; est-ce un tarmac d’aéroport, une frontière d’affrontement entre peuples, une scène de crime toutes sirènes dehors ? Nous ne savons pas. Et c’est exactement ce qui fait la beauté de cette exposition, avec des œuvres choisies et superbes, elle nous fait ressentir l’importance de notre imaginaire, qui est finalement notre libre-arbitre face au monde.

Nicolas Delprat – Zone 3 (2007)

Un moment passionnant. Chapeau bas !

FB

(1) Le positivisme, initié par Auguste Comte (1798-1857), est une philosophie qui se base sur les faits et les lois scientifiques (pour faire très court).