Cinéma – Douglas SIRK : Écrit sur du vent (1956)

Detlef Sierck (1897-1987), cinéaste allemand émigre aux Etats-Unis en 1937 pour fuir le nazisme, alors que, ironie de l’Histoire, ses parents, danois, ont obtenu la nationalité allemande juste avant la Première Guerre Mondiale et qu’il a lui-même servi dans la Marine pendant ce conflit. A l’instar de bien d’autres réalisateurs comme Fritz Lang, Otto Preminger ou Billy Wilder, et d’autant plus que son épouse était Juive, il a voulu quitter son pays d’adoption pour des horizons plus cléments. Il laisse derrière lui son patronyme, le troquant pour celui plus américain de Douglas Sirk. Et pour compléter ce tableau déjà très perturbé, il perdra son fils né d’un premier mariage à l’âge de 19 ans, mort dans les rangs de l’armée allemande en 1944.

Est-ce en raison de cette existence malmenée qu’il émane de ses films une si profonde humanité (dans le sens neutre du terme) ? Et que le cinéaste excelle dans ce genre que l’on appelle « mélodrame » avec de vrais morceaux de sentiment dedans ? Il est devenu un conteur emblématique de l’âme américaine dans les années 1950/1960, tissant sa pellicule de l’arc-en-ciel des passions humaines.

Ici, un quatuor de personnages, deux hommes et deux femmes, reliés en « rectangle » amoureux du type A qui aime B qui aime C qui aime D, nous plonge dans un histoire noire et sulfureuse. Le climax du film est au début, une voiture qui fonce en zigzaguant dans la nuit désertique pour rejoindre une maison luxueuse, un coup de feu, un homme qui chancelle et s’effondre mort ; le reste du film sera le récit en flash-back des événements qui se sont enchaînés de manière implacable pour nous conduire à ce drame.

C’est une peinture sans concession d’une certaine société américaine que le cinéaste nous montre ici, celle de la richesse et de la réussite dans un des domaines les plus symboliques de l’époque, le pétrole. Parures de diamants, belles voitures, demeures cossues peuplée d’une armée de serviteurs, voilà le quotidien des Hadley, le père, Kyle le fils aîné (Robert Stack) et sa soeur Marylee (Dorothy Malone). Et ce que nous dit cette oeuvre, c’est que l’argent ne fait pas le bonheur, prenant en cela le contrepied du rêve américain (n’oublions pas que le cinéaste était socialiste dans sa première vie allemande). Car le frère et la soeur, qui en sont venus à se détester, noient leur mal de vivre et leur ennui dans l’alcool, la drogue et les fréquentations malsaines, regrettant le temps lointain de leur enfance, comme un Eldorado perdu. C’est quelque part un film qui nous dit la difficulté de grandir, de quitter la vie rêvée et les distractions dans lesquelles on s’étourdit, pour rejoindre la vraie vie ; il faudra la mort quasi sacrificielle du frère pour que la soeur endosse, à la fin son rôle d’adulte responsable.

Face à ces deux figures égocentriques et déviantes, deux être purs, un ami qui fait partie de la famille depuis l’origine, Mitch Wayne (Rock Hudson, acteur fétiche du réalisateur) et une femme venue d’ailleurs, Lucy Moore (Lauren Bacall). Calmes, posés, ils ont pour mission de remettre de l’ordre, chacun à sa manière. Leur confrontation à la fratrie prend des allures de tragédie antique, presque manichéenne, blanc contre noir, pureté contre vice, harmonie contre chaos.

Ce quatuor d’acteurs est excellent, il nous rappelle tous ces comédiens pas toujours très connus (à part Lauren Bacall et peut-être Rock Hudson, nous sommes d’accord), à qui il a offert des rôles de premier ordre, les Liselotte Pulver, Jane Wyman, Fred Mc Murray, Cornell Wilde et autres June Allyson, qui peuplent ses films de leurs silhouettes tellement dans le ton de l’époque. Notons que Dorothy Malone empochera en 1957 L’Oscar du second rôle féminin pour sa prestation.

La mise en scène est elle aussi très travaillée, dans un Technicolor somptueux, presque strident (ah le rouge à lèvres écarlate et les yeux bleu glacier de Lauren Bacall !) avec une utilisation d’angles indirects, portes vitrées, jeux de miroirs, clair-obscur des rideaux, qui soulignent tous les non-dits existant entre les personnages comme si la magnificence des intérieurs se teintait d’une sourde noirceur. La musique, composée par Franck Skinner est également clé, de douce et sensible quand elle frôle Mitch ou Lucy, elle se fait jazz endiablé presque diabolique quand Marylee ou Kyle se laissent aller à leurs penchants sombres.

Un grand et beau classique à voir et revoir.

FB