Théâtre – Anton TCHEKHOV : La cerisaie (2025)

Un décor sage et classique

« Quand la vie réelle nous échappe, on vit de mirages, c’est tout de même mieux que rien » Anton Tchekhov

Le dramaturge russe Anton Tchekhov (1860-1904) fait partie de mon panthéon d’auteurs, c’est grâce à lui que j’ai vraiment découvert que le théâtre était le fruit d’une conjonction entre un écrit et une mise en scène. Car ses pièces, courtes, laissent bien des possibilités d’interprétation dans les interstices des dialogues, là où par exemple les alexandrins de Jean Racine offrent moins de liberté de modulation (je ne parle pas de la mise en scène d’ensemble, on peut tout à fait re-contextualiser Bérénice dans un McDonalds, n’empêche que l’enchaînement de l’histoire ne sera que peu modifiée – NB : j’espère n’avoir donné aucune idée dans ce sens à un metteur en scène 😉).

Ce qui fait sa célébrité, ce sont surtout les quatre pièces majeures qu’il écrit à la fin de sa vie, entre 1895 et 1904, « La mouette », « Oncle Vania », « Les trois soeurs » et celle que j’ai vue dimanche dernier, « La cerisaie ».

Son univers, qui transparaît à travers son oeuvre, est empreint de nostalgie, nous y voyons le temps qui passe, les vies sans but confinant parfois à l’absurde et la nostalgie de ce qui a été ou de ce qui aurait pu être, des vies sans cesse en devenir et qui n’adviennent pas. En cela, elles ont une portée universelle, puisqu’elles nous parlent des humains et de leurs angoisses ontologiques, des gens qui tombent face à l’adversité et se relèvent sans cesse dans leur fureur de vivre, tout en étant incapables de changer ; ce sont des oeuvres éminemment pessimistes et éminemment essentielles. Tchekhov pointe particulièrement les riches oisifs, qui n’entreprennent rien et s’étiolent dans des vies vides (surtout les femmes).

Ici, nous voyons une famille de propriétaires terriens, qui possède une grande maison et une cerisaie, acculés financièrement à force de jeter l’argent par les fenêtres ; se pose alors la question de la mise en vente de la cerisaie, ce qui va mettre en cause, au-delà de la propriété elle-même, toute l’histoire et la manière de vivre de cette famille.

Dans le théâtre de Tchekhov, il y a aussi souvent une dimension sociale. Ici, Lopakhine, riche marchand fils de serfs s’oppose, dans sa conception de la vie (pragmatique et travailleuse) à cette famille (oisive et dénuée du sens des réalités) ; il propose des solutions opérationnelles et n’obtient que procrastination, jusqu’au drame final, chronique d’un désastre annoncé. Il incarne l’énergie du renouveau face à la décadence de l’élite ancienne, que ni sa culture ni ses bonnes manières ne vont sauver, thème que nous retrouverons dans « Oncle Vania ».

S’interposent toujours dans les œuvres du dramaturge, autour de la trame dramatique première, des personnages « grotesques », un peu comme les fous dans les cours des rois et reines, qui disent a priori n’importe quoi (parfois un n’importe quoi très sensé, la distance entre le fou et le sage est parfois très mince, comme nous l’a montré cette magnifique exposition sur les fous au Musée du Louvre, récemment).

C’est sûrement ce qui m’a manqué un peu ici, dans cette mise en scène à la Comédie Française, portée par l’un des sociétaires, Clément Hervieu-Léger.

Disons, avant de commencer à critiquer, que j’adore cette troupe, pour moi directement issue de Molière, où les comédiens savent danser, chanter, jouer la comédie et mettre en scène, c’est formidable.

Ce qui questionne ici, c’est le côté un peu trop sage de l’ensemble, des personnages grotesques comme affadis, qui ne font pas dissonance comme ils le devraient, pour ponctuer, avec un peu de l’âme russe, telle que nous nous la représentons, la fatalité de l’ensemble. Et c’est dommage, car une partie de la ferveur de la pièce semble s’évaporer.

Toute ? Non, car je veux rendre hommage à l’extraordinaire Florence Viala, qui joue Lioubia, la propriétaire de la cerisaie, toute en flamme tendue et frémissante, oscillant entre la réalité (la mort de sons fils noyé) qui la broye et une légèreté fiévreuse et hautaine pour aller de l’avant coûte que coûte, elle est magistrale.

Je reste donc mitigée, même si j’ai vu ici la performance hors-norme d’une actrice, qui parvenait à elle seule à restituer ce flamboiement aristocratique, juste avant la chute.

FB