« Qui vit de combattre un ennemi a tout intérêt à le laisser en vie » (Friedrich Nietzsche)
En 1977, un jeune cinéaste de quarante ans présente au Festival de Cannes son premier long métrage, une œuvre très personnelle adaptée d’une nouvelle de Joseph Conrad, qui obtient le prix de la meilleure première œuvre, mais sera un succès relatif en salle ; Ridley Scott est né. La suite de sa filmographie, nous la connaissons bien : Alien (1979), Blade runner (1982), Thelma et Louise (1991), Gladiator (2000 et sa suite en 2024) pour ne citer que les oeuvres qui m’ont le plus marquée.
Nous sommes ici au cœur des guerres napoléoniennes, dans un récit qui décrit la rivalité au long cours entre deux hussards de l’armée française, Gabriel Féraud (Harvey Keitel) et Armand d’Hubert (Keith Carradine).
Nous rentrons assez abruptement dans le film, comme avec urgence, en faisant la connaissance en 1800 à Strasbourg, d’Armand d’Hubert, chargé par son général de ramener au quartier général Gabriel Féraud, qui vient de se battre en duel contre le neveu du Maire de la ville. En homme querelleur, le second provoque le premier en duel, sur un motif qui restera peu clair (est-ce parce qu’il a été débusqué dans le salon d’une dame – dont il semble être très proche ? Nous ne pouvons l’affirmer). Cette absence de cause avérée, faisant confiner ce duel à l’absurde, est ce qui fait la profondeur du film, car la relation entre les deux protagonistes va s’ancrer non dans une causalité extérieure, mais dans l’a l’essence profonde de leurs êtres : c’est l’autre qui est en jeu ici, pas ce qu’il a fait.
De duel en duel, ces deux hommes vont se garder en ligne de mire et se poursuivre jusqu’après la chute de l’Empereur, sur plus de quinze années. Les mouvements des armées française et ennemies créent un échiquier géographique propice à leurs différentes rencontres, après Strasbourg, nous croiserons Augsbourg, Lübeck et la campagne de Russie. Pendant ce temps tous deux grimpent les échelons de la carrière militaire, se suivant comme des doubles, pour accéder presque ensemble au titre de général de brigade. Au-delà de l’ambition, leur motivation ici est principalement de pouvoir continuer à se battre, puisqu’il faut être de même rang pour se provoquer en duel.
Car c’est de cela qu’il s’agit ici, de deux hommes presque jumeaux, chacun devenant pour l’autre une raison de vivre puissante au point de rendre tout le reste fade : si nous ne savons pas grand chose de la vie de Féraud, pour ce qui est d’Armand d’Hubert, nous sentons bien que son retour à la vie civile, son mariage, sa paternité à venir, sont de peu d’importance, comparées à sa focalisation sur son ennemi.
C’est en cela que le film est unique, comme si deux hommes s’étaient retrouvés verrouillés dans une relation passionnelle qui n’est pas de la haine (sinon comment expliquer le geste d’Armand d’Hubert face à Fouché) mais plutôt une rivalité ontologique. Cela prend des allures de fatalité, quelque chose à laquelle ni l’un ni l’autre ne peuvent échapper (voir la réaction de d’Hubert pendant le duel à cheval), comme si l’autre était leur destin.
La fin est stupéfiante, mais après réflexion, c’est la seule issue possible à cette situation pleine d’ambigüité.
En incise, je voudrais citer « Duel » premier film de Steven Spielberg 1, sorti en 1972, auquel j’ai pensé, bâti lui aussi sur le motif d’un affrontement âpre entre deux hommes.
Un soin particulier a été apporté aux décors et costumes qui enserrent cette histoire duelle dans un écrin somptueux (il faut dire que les uniformes de l’armée napoléonienne sont particulièrement seyants et se prêtent bien aux belles images), le travail sur la lumière est également remarquable, il faut voir par exemple le contraste entre la description de la contrée de Touraine, baignée de douceur, et la rudesse de la débâcle militaire en Russie, soulignée de couleurs sombres.
Et enfin, enfin, il faut parler des acteurs, excellents ici, Harvey Keitel, tout en furie incontrôlée et Keith Carradine, plus calme en apparence mais totalement investi lui aussi dans ce cauchemar à deux voix.
FB
(1) Si l’on excepte un premier long métrage assez confidentiel tourné à l’âge de 17 ans.

Belle critique. Il faudrait que je revois le film, cela fait un moment que je l’ai vu et j’ai oublié pas mal de choses. 🙂
Ca vaut la peine !
Merci pour ton commentaire.
Cette très belle critique me ramène à ces duels à l’épée féroces dans les petits matins brumeux, quand la campagne encore nappée de fine rosée verdoie aux premiers rayons du ☀️ d’Austerlitz. Ah quel film ! J’en ai aussi chanté les louanges, et le voir réapparaître ici est un pur bonheur.
Ces derniers temps, Scott s’est largement épuisé dans des films dénués d’âmes, perdu dans l’affreuse beauté des images artificielles. Je lui concède un « dernier duel » avant de définitivement tomber à Waterloo.