Cinéma – Sean BAKER : Anora (2024)

Voilà un OFNI (objet filmique non identifié), une de ces oeuvres à la fois hybrides et personnelles, impossibles à ranger dans une catégorie et qui pourtant coulent de source, nous emportant dans leur évidence.

J’avoue n’avoir rien vu jusqu’ici de la filmographie de Sean Baker, angle mort de mon aventure cinématographique, bien malgré moi (oui, maintenant je vais aller tout voir, c’est sûr !).

Ici nous faisons la connaissance d’Anora, une jeune femme qui travaille dans un club pour messieurs (joliment dit, non ?) à Brooklyn. Un soir, son manager lui demande de prendre en charge un jeune russe, puisqu’elle parle sa langue. Va commencer pour elle un vrai conte de fées, car Ivan est le fils d’un oligarque russe richissime. Jusqu’à ce que sa famille s’en mêle.

C’est un film en deux (ou trois) actes, qui s’enchaînent avec fluidité, nous passons d’une atmosphère de fête débridée, alcool, drogue et romance de Cendrillon, à une errance nocturne hilarante dans les rues de New-York pour retrouver l’un des protagonistes, jusqu’à la confrontation avec la famille en forme de méga gueule de bois, qui nous ramène à la réalité en même temps que l’héroïne.

On a dit que c’était une « Pretty woman » (Gary Marshall, 1990) à l’envers. Il faut dire qu’Anora a le peps et le sourire de Julia Roberts, elle est une travailleuse du sexe comme elle. Mais toute similitude s’arrête là. Car le film sait s’emparer de thèmes hollywoodiens pour mieux les détourner.

C’est la toute la beauté de l’oeuvre, jouer avec nos stéréotypes pour mieux nous surprendre. La première partie ressemble à un documentaire sur les clubs de sexe (j’ai pensé à « Magic Mike » de Steven Soderbergh, 2012, pour l’atmosphère), observant ces femmes qui donnent du plaisir aux hommes , mais aussi la cohorte de gardes, managers, collègues, toutes ces relations professionnelles finalement pas si éloignées que cela des autres univers de travail.

La deuxième partie, où les hommes de main de l’oligarque russe font irruption, est également en plein décalage avec ce que nous attendrions. A la place de gros bras sûrs d’eux, nous nous retrouvons avec des personnages ordinaires, avec leurs doutes et leurs faiblesses, presque sous domination de cette jeune strip-teaseuse. Le film se fait ici comédie irrésistible. L’arrivée des parents est traitée sur le même mode, caricaturale et grinçant. Et la fin renverra l’héroïne à un conte de fée bien plus pragmatique et ancré dans le réel.

Au centre de ce film, voix douce et sourire radieux, le personnage éponyme, Anora, s’avère également beaucoup plus complexe que prévu. Capable d’être une gentille fille mais aussi de se changer en tigresse, aux jurons bien sentis, prête à tous les courages pour défendre son idéal, elle sort de l’ordinaire. C’est un personnage fort, dont nous sentons qu’elle est passée par bien des épreuves, et malgré ce qui lui arrive, elle restera debout jusqu’au bout (enfin presque, la dernière scène est déchirante).

Pour camper ce personnage hors-norme, la jeune actrice Mikey Madison donne tout, dans un rôle en tension, où elle est de tous les plans. Et elle est magistrale. Les autres acteurs sont remarquables eux aussi, notamment Mark Eidelstein, en Ivan ; le réalisateur a confessé que l’excellence des acteurs l’avait poussé à se dépasser lui aussi, c’est bien ce que nous voyons là, une oeuvre bâtie sur le dépassement, un film touché par la grâce.

C’est une Palme d’or du Festival de Cannes 2024 totalement méritée.

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