Encore un musée trouvé par hasard, j’étais à vélo près de chez moi et je vois du coin de l’oeil l’expression magique 博物馆 (musée), j’ai freiné comme un seul homme (ou une seule femme, en l’occurrence). Pas besoin de réserver, simplement montrer le pass sanitaire, prendre la température (deux fois en dix mètres, on ne sait jamais, parfois ce virus sournois frappe fort et vite) et munie d’un billet, entrer dans cet ensemble bien intrigant.
Il s’étend sur deux étages principaux, rez-de-chaussée et sous-sol. Ce qui me frappe tout de suite est la modernité du lieu. Ouvert en 2014, il fait appel à toutes les ressources de la muséographie y compris les plus à la page, comme les vidéos ou les reconstitutions historiques, sous des lumières bien sophistiquées, il a belle allure. Et il n’y a personne, le lieu est tout à moi. Notons qu’il y a ici un vrai souci d’inclure les étrangers dans le parcours, tous les cartons étant traduits en anglais.
La première chose que je me suis demandée est : pourquoi un musée sur ce sujet ? Nous, en France, qui avons une propension à créer d’innombrables musées sur bien des thèmes (par exemple, pour n’en citer que deux très spécialisés, le « Musée du peigne et de la plasturgie » à Oyonnax dans l’Ain ou le « Musée du tire-bouchon » à Ménerbes dans le Vaucluse, j’adore ces monomanies muséographiques), n’avons jamais eu l’idée d’en créer un sur les Français partis outremer, bien que les taux de population émigrés soient similaires avec ceux de Chine. Bien sûr l’histoire des deux pays n’est pas parallèle et les départs n’ont pas eu lieu dans la mêmes conditions et avec la même intensité de volume (le nombre de Chinois migrants est estimé à 10 millions, 60 millions si l’on compte leur descendance). Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que la raison est à chercher ailleurs. Le musée a été créé deux ans après l’arrivée de Xi Jing Ping au pouvoir et nous savons combien il a injecté dans la société chinoise un nationalisme grandissant. Ce musée, vu de moi, s’inscrit bien dans cette dynamique ; il prend d’autant plus de relief dans cette période de pandémie, où les frontières se sont fait bien moins poreuses entre la Chine et le reste de l’univers (à part la Lune ! Finalement il est plus simple d’atteindre cet astre que des pays du monde, pas de quarantaine ni de test PCR, cf. le récent exploit spatial chinois…).
Revenons à notre propos. L’aventure commence par l’ouverture de ce que nous appelons la Route de la soie, à partir de la dynastie des Han, entre le début de notre ère et le IIe siècle, ce sont en fait trois routes, celle du sud, celle du nord et la route centrale qui arrivent jusqu’à la Méditerranée. Un véritable exploit à l’époque au vu des moyens de locomotion, qui crée les premiers échanges entre la Chine et les pays avoisinants (ou plus loin, regardez la carte…). C’est à ce moment-là qu’à côté des marchands qui sillonnaient les routes dans les deux sens, des Chinois ont commencé à partir et à s’installer principalement dans les pays de l’Asie du Sud-Est, y compris le Japon, où leur nombre a atteint en tout plus de 100 000 personnes au XVIIe siècle).

Sous la dynastie des Tang (VIIe-Xe siècles) s’ajoutent à ces routes commerciales les voyages individuels de moines bouddhistes, principalement entre l’Inde et la Chine. Ces périples durent parfois des dizaines d’années… Une autre idée du voyage.
Il est ensuite question, bien sûr, de l’explorateur Zheng He (1371-1433), célèbre eunuque qui a exploré bien avant les Occidentaux les côtes de pays éloignés, en sept voyages au long cours qui l’ont mené jusqu’en Afrique à bord de navires luxueux et très équipés. Il s’agissait déjà de faire la démonstration de la force de la Chine (et il n’est pas étonnant que son nom soit de nouveau très en cour, vu les ambitions actuelles du pays sur l’île avoisinante). C’est un OVNI dans l’histoire maritime étatique chinoise, qui a ensuite bien décliné.
Alors que les commerçants chinois ne cessaient d’arpenter les mers pour échanger des biens, pendant toute la période.
Vient ensuite un épisode plus proche de nous, au XIXe siècle, quand les Chinois sont devenus une source de main-d’oeuvre bon marché, qui s’embarquait dans des conditions bien sommaires, pour aller grossir les forces manuelles des pays plus riches, ce qui crée la deuxième vague massive d’émigration du pays (qui sera interrompue après la création de la République Populaire en 1949). Même si en apparence nous ne sommes pas au même degré d’esclavage que ce que nous dénonçons pour les Africains, le système est bien similaire (et d’ailleurs, devons nous faire une hiérarchie dans les manières dont l’Homme exploite l’Homme ?). Ces travailleurs pauvres venaient s’embarquer dans les ports chinois, avec des contrats léonins dans lesquels ils perdaient tout dès le départ, pour accompagner les conquêtes des pays occidentaux, la construction du chemin de fer et la ruée vers l’or, fers de lance de la conquête de l’ouest aux Etats-Unis (les premiers émigrants Chinois rejoignirent San Francisco), la plantation de champs de caoutchouc en Malaisie ou de canne à sucre à Cuba. On les retrouve aussi tout au long des îles du Pacifique colonisées, vraie force de travail à l’assaut de terres inconnues mises en coupe réglée par les pays riches pour produire des ressources essentielles. J’avoue que je n’avais pas pris la mesure de l’ampleur du phénomène. Au début des années 1940, ce sont plus de 8 millions de Chinois qui vivent à l’étranger.
Les photos qui suivent donnent le tournis. Les faits évoqués par les cartons doivent cependant se lire à l’aune du nationalisme ambiant qui parcourt la Chine actuellement.


Le musée présente des reconstitutions saisissantes de vérité de ces travailleurs qui partaient pour ces pays lointains, sans rien en savoir, dans des conditions de vie bien précaires.
Les ports principaux de départ étaient ceux de Xiamen et de Macau, au climax ce sont par exemple jusqu’à 80 000 personnes (dont plus de 5000 enfants) qui ont quitté Xiamen pour Singapour en 1902. Au total, les estimations du Musée avancent le chiffre de 7 millions de travailleurs partis entre 1800 et 1925 pour effectuer des travaux pénibles, principalement dans les colonies des pays européens. Ils ont ainsi accompagné la construction des chemins de fer aux Etats-Unis dans leur conquête de l’ouest et de l’or, la plantation des caoutchouc en Malaisie, la plantation de canne à sucre à Cuba et bien d’autres défrichements de ces pays nouveaux sous la férule des pays européens. Il est également question des agences de recrutement, ouvertes par les Hollandais, les Portugais et les Espagnols à Macau mais aussi dans des ports de Chine, qui font finalement presque de la traite d’êtres humains. C’est très intéressant de voir ici ces pays européens présentés comme des prédateurs (ce qu’ils ont peut-être/sûrement été).
Toute cette diaspora, partie dans des conditions difficiles mais bien résiliente, va fonder des petites Chine dans les endroits où ils sont les plus nombreux, les « Chinatown » que nous connaissons aujourd’hui.
Le musée nous présente des reproductions assez impressionnantes de ces lieux de vie refermés sur la communauté, où les migrants retrouvent quelque chose de chez eux.

Il sera aussi question de l’ascension des Chinois d’outremer, évoquant comment certains sont devenus célèbres. Comme par exemple Shen, un lettré chinois, accueilli à la cour de Louis XIV lors de son voyage en Europe en 1684, ainsi qu’à la cour de James II en Angleterre, qui fera faire son portrait par un peintre renommé.
Ou la danseuse Yu Rongling, élève d’Isadora Duncan.
Ce sont les deux idées principales qui parcourent cet endroit, d’un côté les Chinois exploités par les Européens, qui se servent d’eux et de l’autre les Chinois qui ont réussi à se faire une place à l’étranger.
L’exposition souligne ensuite le retour de Chinois au moment de la création de la République Populaire de Chine, il faut dire que cela a dû être un grand moment, qui a donné à bien des natifs l’envie de revenir au pays pour participer à l’édification de ce nouveau régime.
Enfin, il est question (rapidement) de la troisième vague d’émigration dans les années 1980, qui a vu presque trois millions de personnes quitter le pays. Mais le propos est contrebalancé par la mise en lumière de tous ces Chinois qui rentrent dans leur pays dans les mêmes années.
C’est un musée érudit et ludique à la fois (il peut se visiter avec des enfants), ainsi qu’une très intéressante incursion dans la vision que la Chine d’ici a sur la Chine de là-bas.
Passionnant.
FB