Littérature – Laurent MAUVIGNIER : Histoires de la nuit (2020)

Laurent Mauvignier, né en 1967, est un écrivain atypique dans le paysage littéraire français, que j’avais découvert avec son livre « Dans la foule » paru en 2006, formidable roman choral avec comme point central la tragédie du stade du Heysel (1) et j’avais beaucoup aimé ce que j’avais lu de lui ensuite (avec un coup de cœur pour « Ce que j’appelle oubli », 2011, et « Continuer », 2016 (2)).

Étant en Chine au moment de la parution de ce qui est son douzième roman, je me livre ici à un exercice de rattrapage ; je ne remercierai jamais assez Pierre, mon libraire, de m’avoir conseillé de le lire.

Avant d’en venir au livre lui-même, il faut parler de l’auteur (3). Issu d’un milieu que nous dirions populaire, nous qui aimons classer les gens dans des cases (ah, la taxinomie à la française 😉), né dans un village de Touraine, avec une enfance et une adolescence compliquées, parents en disputes permanentes jusqu’à la séparation et suicide du père quand il avait 16 ans. Orienté vers un BEP de comptabilité, il choisit de faire les Beaux-Arts (qui ne nécessitent pas d’avoir le bac, comme il le dit lui-même). Il écrit dès son jeune âge, mais laissera finalement tomber jusqu’à la trentaine, où il se remet à écrire, pour publier son premier roman en 1999.

Si je vous raconte tout cela, c’est que de cette formation à la dure sont issues bien des choses dans sa manière d’écrire, que l’on retrouve dans cette œuvre.

Comme dans « Ce que j’appelle oubli », il s’inspire d’un faits divers, un hameau où vivent une famille, Marion, Patrice et Ida, et leur voisine Christine, peintre sexagénaire qui a choisi de se retirer à la campagne. C’est l’anniversaire de Marion qui va avoir 40 ans, Patrice, Christine et Ida préparent une fête pour elle. Les choses ne vont pas se passer comme attendu.

C’est un récit fleuve et fiévreux à la fois, que l’on dévore. L’écrivain invente ici un genre tout à fait personnel, dans lequel il arrive à faire monter la tension à partir de petits riens, sur plus de 600 pages, inversant notre notion classique du polar, phrases brèves et gabarit resserré. Et il respecte les trois unités de la tragédie dans le théâtre classique, unité de lieu (nous naviguerons entre les deux maisons du hameau), unité de temps (une journée et une soirée) et unité d’action. Car c’est cela à quoi nous assistons ici, une tragédie pure qui pourrait avoir lieu ailleurs et dans d’autres temps.

S’il arrive à nous entraîner dans cette histoire, avec au premier abord, comme il les décrit lui-même, des personnages assez banals, cet agriculteur qui s’angoisse pour le devenir de sa ferme, sa femme désabusée qui travaille dans une imprimerie et sort avec ses copines le vendredi en boîte, délaissant son mari, et leur voisine artiste sur le déclin, tous pris dans la routine de leur quotidien, c’est qu’il va scruter ces personnages jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Au moyen d’une écriture répétitive, qui fouaille les comportement des protagonistes jusqu’à l’hyperréalisme- et qui n’est pas sans rappeler celle de Thomas Bernhard-, il leur donne vie par cercles concentriques, faisant surgir tout ce qu’ils sont, leurs pensées, leurs sentiments, leurs geste, leur passé jusqu’à leur donner une vie propre qui dépasse les clichés pour en faire des être humains à part entière (l’auteur réfute d’ailleurs l’idée de « personnages simples » et nous le comprenons parfaitement ici).

Toute cette humanité que l’écrivain ajoute à ses personnages, ce récit qui avance sans concession vous plongent dans une apnée, parfois à la limite de la suffocation. Je me suis demandé d’ailleurs à un moment si je pouvais continuer à lire ces pages qui me bouleversaient autant.

Il y aura un coup de théâtre, ces « Histoires de la nuit » faisant référence à la réalité de l’obscurité qui tombe le soir sur le hameau, mais aussi sur ce qui est caché, enfoui, dans le passé. Ce sont des gens cabossés par la vie que nous voyons, avec aussi une formidable envie de vivre et de s’en sortir. La dernière scène est incroyable (j’avoue avoir été très émue, tellement le livre a installé une proximité presque intime avec ces personnages).

L’auteur a dit dans ses entretiens qu’il ne faisait pas de militantisme de type lutte des classes, mais je peux dire que c’est une oeuvre politique, qui nous montre une certaine réalité de ce qui nous entoure.

Un livre indispensable.

FB

(1) En 1985, à Bruxelles, des affrontements entre supporters de la Juventus de Milan et de Liverpool font 39 morts et plus de 450 blessés.
(2) Le premier roman, très court, est comme une phrase ininterrompue qui relate un faits divers ayant conduit à la mort d’un SDF, pris en flagrant délit de vol d’une canette de bière et tabassé par les vigiles de la grande surface. Le deuxième nous conte le périple à cheval d’une mère et son fils au Kirghizistan, dans un élan désespéré de la première pour sauver le second de la drogue. J’ai vu le premier lu en scène par Denis Podalydès, c’était un des plus beaux moments de théâtre auquel j’ai assisté.
(3) Je vous conseille la série d’entretiens qu’il a donné à France Culture dans l’émission « A voix nue