Cinéma – Ruben OSTLUND : Sans filtre (2022)

On ne se lasse pas des œuvres de ce cinéaste suédois, qui, dans le sillage des Lars Von Trier ou Thomas Vinterberg et autres membres du mouvement Dogma, vient inscrire sur les écrans des visions décalées sur notre vécu contemporain. Ils ont en effet en commun un humour pince sans rire version grinçante, se confrontant « sans filtre » aux situations dérangeantes qui parcourent notre quotidien.

Les films de cet auteur sont réfléchis, Ruben Ostlund ne nous ayant livré que six long-métrages en 18 ans. Nous l’imaginons en cinéaste méticuleux, polissant et repolissant ses sujets et leur mise en scène pour que tout soit parfait (je ne serai pas étonnée si l’on me disait qu’il a une tendance obsessionnelle 😉).

Le scénario n’est pas le plus important ici (comme dans ses opus précédents), le récit construit qu’il nous promet dans les scènes initiales et dont nous attendons avec suspense la fin, explose en maintes saynètes, reliées entre elle par un fil conducteur, certes, mais qui n’empiète pas sur la force de ces petits moments – un peu comme, pardonnez la métaphore audacieuse, dans les opéras de Giuseppe Verdi où se succèdent les moments de bravoure (les arias) dont le reste de la musique n’est que la trame. Notons qu’à l’instar du compositeur italien, qui distribuait son œuvre en actes, ici aussi nous aurons droit à trois chapitres, comme pour ordonner un récit « foutraque » s’il en est.

Nous allons faire la connaissance d’un mannequin et d’une influenceuse, en couple, Carl et Yaya, dont nous partagerons (c’est le cas de le dire puisque la question du partage des frais est centrale ici 😉) un repas au restaurant suivi de leur retour dans leur chambre d’hôtel. Et voilà pour le chapitre 1.

Au chapitre 2, les deux protagonistes se retrouvent invités dans une croisière de luxe, un peu comme des passagers clandestins et au chapitre 3, en raison d’une mer exceptionnellement démontée, ils vont se retrouver ainsi que d’autres passagers prisonniers d’une île après que le superbe bateau ait fait naufrage. Nous assisterons aux différentes techniques de survie mises en place par ces Robinson Crusoe des temps modernes, avec bien des péripéties et une fin qui reste à imaginer.

Au travers de ce film, le cinéaste épingle bien des traits de notre société, l’équilibre entre les sexes, la néo-lutte des classes entre des riches, surpris ici dans leurs turpitudes (vente d’armes par exemple) et le petit personnel, la dévoration du monde par les réseaux sociaux, l’idéal de beauté (les deux personnages principaux sont esthétiquement superbes), les affrontements politiques (ah la leçon de démocratie par le capitaine saoul qui s’affiche communiste, impérial Woody Harrelson), l’alibi respect du climat que se donne la Mode alors qu’elle n’en finit pas d’épuiser les ressources naturelles. Mais aussi, et c’est très fort, l’incapacité de toutes ces élites à survivre lorsque leur univers habituel est décentré : naufragés sur l’île, quel que soit le montant de leurs milliards ou de leur followers, ils se trouvent totalement démunis.

En cela, c’est une œuvre au vitriol, un jeu de massacre qui renverse tout, les stabilités hiérarchiques et par conséquent les relations entre les personnes, montrant comment un microcosme humain peut se décomposer en un clin d’œil (depuis nous avons vu ce que Donald Trump fait à la démocratie américaine et nous comprenons la fragilité des équilibres sociaux et politiques dans lesquels nous évoluons). Quand les structures s’effondrent, c’est la loi du plus fort qui s’impose dans une absence totale de solidarité. Bien des ouvrages d’anticipation l’ont décrit, pour n’en citer que deux, « Ravage » de René Barjavel (1943) et « Malevil » de Robert Merle (1972), qui nous montrent la réaction de sociétés devant la disparition de la technologie et le retour à l’état sauvage.

Le cinéaste, comme dans ses films précédents « The square » et « Snow therapy », sait instiller le malaise au travers de petites scènes dérangeantes qu’il étire jusqu’à les désarticuler. Ainsi le moment où nous voyons Carl et Yaya au restaurant s’embrouiller sur le paiement de l’addition, est très révélateur de cette élongation de l’embarras jusqu’au malaise et au basculement dans l’absurde. Et cela parle à chacun d’entre nous, car nous nous sommes déjà trouvés dans ce genre de situation. Il usera (brillamment) de ce procédé plusieurs fois dans le film (le goût du capitaine pour la boisson, les passagers malades qui vomissent, la recherche de nourriture sur l’île). C’est à la fois très perturbant et quelque part jubilatoire.

Palme d’or à Cannes tout à fait méritée, pour l’originalité du film, qui nous donne l’air de rien par le biais d’un humour grinçant, quelques leçons bien senties sur notre mode de vie.

FB