Littérature – YAN Lianke 阎连科 : Aussi dur que l’eau (2000)

Au vu de mon expatriation en Chine, vous comprendrez facilement que je m’intéresse à la littérature de ce pays. J’ai déjà exploré certains des auteurs contemporains les plus emblématiques tels que Yu Hua (« Brothers » 2005) ou encore Mo Yan, récipiendaire du Prix Nobel de littérature en 2012. A tous ces écrivains courageux qui décrivent les atrocités rencontrées par leurs congénères dans les heures sombres de l’ère Mao, il fallait en ajouter un.

Je ne connaissais pas – grave lacune de ma part – Yan Lianke, un contemporain des deux auteurs cités (nés tous les trois entre 1955 et 1960), qui lui aussi nous livre une vision des époques plus que troublées traversées par la Chine depuis leur naissance. C’est peu de dire que la période a été houleuse, le pays voit en 1958-1960 le déploiement du « Grand bond en avant » 大跃进, une politique absurde de rationalisation agricole et de relance industrielle (qui a fait entre 10 et 60 millions de morts, selon les estimations) et entre 1966 et 1976, Mao lance la « Révolution Culturelle » 文革 (le motif premier est de prendre à revers ses opposants politiques, et le mouvement fera plusieurs millions de morts, dans une furie déchaînée en forme de guerre civile – commanditée par un homme en plein hubris, prêt à tout pour garder le pouvoir…).

Je fais une incise, pour espérer que le collègue expatrié en Chine qui m’a fait cadeau de ce livre, ne l’ait pas rapporté avec lui dans ce pays, cela le mettrait en risque – je suis sûre que l’ouvrage n’a pas été distribué en Chine, au vu de ce que je vais vous en dire ci-après.

Nous allons suivre Gao Tsé Toung (nom prédestiné), un jeune homme qui voit dans le nouveau souffle de la Révolution Culturelle, l’occasion de se faire un nom et de prendre le pouvoir. Il va mettre le petit hameau dont il est originaire (situé dans le Henan 河南, province d’origine de l’auteur, une province traditionnellement pauvre et peu éduquée en Chine) en coupe réglée, pour se faire une place de petit coq qui écrase tous les autres. Imposant aux habitants d’apprendre par cœur les devises de Mao, de les inscrire partout dans le village, tout cela jusqu’à l’absurde, intimant notamment à ses ouailles d’inclure dans leurs dialogues les pensées (absconses) du grand homme (excusez-moi, je ne met pas de majuscules à escient). En exemple :

« Un monsieur Zhang rencontrait un monsieur Li, il disait : « combattre l’individualisme, critiquer le révisionnisme » – t’as mangé ? L’autre répondait : « économisons pour faire la révolution » – oui, puis demandait : « détruire le privé, bâtir le public – et toi ? Zhang répondait : « sans destruction, pas de création » – une soupe de patates douces ».

Le livre est d’ailleurs ponctué par des phrases et chants issus de cette rhétorique creuse (mais glaciale, car elle a conduit à tellement de morts), portée par Mao, voire Lénine ou autres, que l’on inculque à des gens dont le niveau de culture ne leur permet aucune remise en cause. C’est à cet égard un excellent condensé de toute cette propagande mécanique et terrifiante qui a surplombé la Chine dans ces années-là. Avec, il faut le souligner, une volonté de l’auteur d’exagérer jusqu’à tendre à la boursouflure, au point que cela en devient presque comique. Nous sommes comme en train de scruter ce petit endroit, comme une métonymie de ce qui se passe à l’échelle du pays et où nous pouvons observer les dommages causés par la propagande maoïste.

En parallèle se joue une autre histoire, le duce/conducator/tyran local, Gao Tsé Toung, se prenant d’amour pour une jeune femme, Hong Mei (红美), avec laquelle il va connaître une passion ivre, sans limite, laissant sur le bord de la route son épouse (qui se suicide) et le mari de sa maîtresse (lui aussi décédé à bon escient) ; une notation féroce de l’auteur, qui nous montre ces petits potentats soi-disant vertueux, qui peinent à s’appliquer à eux-mêmes les préceptes qu’ils prônent. Notons que l’arrivisme du personnage principal avait commencé avant sa prise de pouvoir, puisqu’il avait épousé la fille du chef du village, qu’il trouvait moche, mais cela lui permettait une ascension sociale inédite.

Cette histoire d’amour, qui serait si belle si elle était exempte de ce contexte, nous est contée de manière très poétique et charnelle. C’est un absolu amoureux auquel nous sommes conviés, un lien physique qui arrime les deux personnages à la vie à la mort. Beauté des images quand le héros veut décrire sa compagne ; il utilise toutes les métaphores de la nature pour parler d’elle, et nous sentons la puissance de ce qui existe entre eux. Nous sommes devant un livre tellement sensuel qu’il pourrait être interdit pour pornographie en Chine.

Cette œuvre représente bien la littérature chinoise que je connais, un mélange de description d’une société dure, où il faut survivre, quitte à dénoncer l’autre jusqu’à le condamner à une vie ostracisée, voire à la mort. Tout cela mélangé à une jouissance de la vie, qui s’incarne ici dans cette liaison torride.

Même si cette histoire d’amour absolu est d’une grande sensualité, elle ne parvient pas à occulter l’horreur de cette époque, avec son arbitraire de terreur, qui fait des gagnants d’un jour les perdants de demain.

Magnifique livre, tout en critique et résistance.

FB