Théâtre – Anton TCHEKHOV : Une mouette (2025)

Décidément les « Tchekhov » à la Comédie Française se suivent et ne se ressemblent pas. Après une très sage « Cerisaie », montée par un des comédiens de la troupe, Clément Hervieu-Léger que j’ai vue au début de l’année, voici la deuxième pièce emblématique de la célèbre trilogie du dramaturge, mise en scène par l’artiste Elsa Granat.

J’avoue avoir été perplexe et déroutée au début, peut-être étais-je encore dans mon ressenti de « La Cerisaie », vue dans la même salle un mois avant (voir mon article) et que j’avais trouvée un peu sage et trop sérieuse.

Car ici tout est énergie, flamme et fièvre.

Pour résumer l’histoire de manière très synthétique : Arkadina, actrice en plein succès, vit avec un célèbre écrivain, Trigorine ; ce dernier va séduire Nina, une jeune fille « aspirante comédienne », aimée de Konstantin, le fils d’Arkadina. Se déroulant sous le signe de l’insatisfaction amoureuse, la pièce se finira de manière dramatique.

Comme dans « La Cerisaie », le personnage principal est une femme, une diva solaire et magnétique, qui ne peut vivre qu’au centre de l’attention des autres, qu’il s’agisse du public de ses représentations ou de ses proches (notons, autre parallèle entre les deux pièces, qu’elle est nantie d’un frère assez en retrait, qui vit dans son ombre). Et dans les deux pièces, l’intrigue se déroule dans la propriété familiale, une unité de lieu rendant propice les interactions, parfois volcaniques, entre les protagonistes.

Mais là où « La Cerisaie » nous entraînait dans une réflexion sur les racines et les pertes provoquées par le temps qui passe, ici c’est la création littéraire qui est au centre de l’œuvre, théâtre dans le théâtre. Arkadyna est une actrice, Nina aspire à le devenir, Trigorine et Konstantin sont des écrivains. Mais l’art n’est pas un accomplissement ici, il est une drogue puissante, quelque chose dont on ne peut se passer et qui apporte autant de souffrance que de succès (le monologue de Trigorine et celui de Konstantin en font témoignage).

Dans ce récit, il y a des gagnants et des perdants. Arkadina et Trigorine sont le symbole de la réussite, ils sont acclamés par les critiques et, en même temps, autocentrés sur leur art au point de meurtrir les autres (pour Arkadina, son fils Konstantin, à qui elle ne donne pas l’amour d’une mère, et pour Trigorine, la jeune Nina), ne laissant que malheur et désolation autour d’eux.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, les pièces de Tchekhov sont emplies d’interstices, des vides entre les répliques qui permettent à un metteur en scène d’entrelacer sa vision personnelle au texte initial. Ce sont des œuvres ontologiques, qui nous parlent de la vie, de la mort, de l’amour partagé ou non, elles sont loin d’être légères dans leur essence. Mais elles peuvent se laisser chahuter par la mise en scène, pour nous livrer des visions différentes.

Ici, la mise en scène prend bien des libertés, par exemple en ré-attribuant certaines répliques à des personnages inventés (le souffleur dans la pièce où joue Nina), ou en décalant les prises de parole d’une protagoniste à l’autre, pour mieux nous faire sentir le bouillonnement créatif dans lequel nous sommes plongés.

A force de triturer la pièce, certains personnages grotesques (un classique dans l’oeuvre du dramaturge) finissent par devenir des philosophes, face à des personnages principaux qui portent en eux une démesure qui nous fait rire ; inversion des caractères très maîtrisée. C’est une lecture de l’œuvre passionnante, très intelligible et qui ne fait pas contresens.

Pour en venir aux acteurs, notons que c’est une performance très physique, ils vont et viennent sur la scène, dans une grande agitation, un mouvement perpétuel, comme s’ils cherchaient à s’évader de leur existence. Ils sont tous excellents, comme d’habitude dans cette vénérable institution ; il faut faire un focus sur Marina Hands, dont la performance est impressionnante (voir les différents essais qu’elle réalise pour jouer un rôle au début de la pièce), elle se donne à fond, jusqu’à se mettre physiquement en risque (moment où elle trébuche sur ses valises).

Mise en scène audacieuse – qui fait intervenir une bande son « rock » à certains moments – et qui épouse pourtant la pièce dans tous ses méandres, faisant surgir le drame autant que le ridicule au détour des répliques, c’est d’après moi une vraie réussite.

FB