Je suis toujours fascinée par la capacité de l’art à se réinventer pour mieux nous atteindre ; certes, quand les artistes n’explorent de nouvelles formes que pour la forme, sans y ajouter un fond solide qui saura nous émouvoir, c’est comme une flèche perdue qui n’atteint pas son but. Mais parfois nous sommes touchés en plein coeur, la forme choisie décuplant les sensations.
C’est exactement ce qui s’est passé pour moi ici, à la lecture de ce livre. De cette auteur, j’avais déjà été impressionnée par « Mécanismes de survie en milieu hostile », un OLNI (objet littéraire non identifié), exigeant et magnifique.
Ici, le procédé choisi est presque oulipien (de l’OUvroir de LIttérature POtentielle, mouvement littéraire fondé en 1960 par Raymond Queneau pour expérimenter des formes de littérature nouvelles), 1000 paragraphes courts agencés pour nous dire une/plusieurs histoire(s) ; je vous livre les dix premières pour que vous compreniez de quoi je parle.
- L’homme est un animal parlant.
- Tous les animaux parlent
- Du temps où les bêtes parlaient est une phrase récurrente dans les contes, et elle signifie du temps où on comprenait les bêtes ou du temps où on croyait les comprendre ou du temps où nous étions tous des bêtes parlant dans un concert de cris et de langues plus ou moins articulées.
- Il existe pour la vache 240 façons de meugler.
- La vache meugle mais il lui arrive aussi de beugler, auquel cas il est urgent de réagir.
- En général, on ne beugle pas pour soi seul, le beuglement est une adresse.
- Beugler et parler supposent la présence d’un autre, qu’on peut appeler un tiers, si du moins on peut diviser le monde en soi, un autre et un tiers (on y reviendra).
- On parle parce qu’on est plusieurs.
- J’ai déjà écrit des textes que je croyais ne destiner qu’à moi seule.
- Je me trompais.
Un tel parti pris est un quitte ou double, soit l’écrivain se laisse enfermer dans la forme, qui comme une prison, étouffe tout élan, soit ce formalisme fait retentir d’autant plus fort le propos, lui faisant un écrin où luit toute sa beauté.
C’est ce qui se passe ici, nous avons l’impression de lire en 3D, les espaces entre les phrases faisant comme des interstices qui nous permettent d’aller voir l’envers de l’écriture, là où l’enchaînement classique des phrases crée normalement un récit continu qui nous emporte de ligne en ligne sans pause évidente (bien sûr, nous pouvons nous arrêter dans notre lecture, mais c’est notre décision à nous, pas celle de l’auteur, ce qui change tout).
Cela permet également un fractionnement de l’histoire, comme un miroir brisé en mille éclats, qui réfracterait mille fois la lumière. A nous de ré-agencer ces fragments en un récit continu ou presque, en les entremêlant ; c’est un travail que nous faisons en-dehors du livre, comme dans l’opus précédent que j’ai cité, l’auteur ne nous facilite pas la tâche, elle ne nous prend pas par la main pour aller d’un bout à l’autre de l’œuvre en linéarité, il y a un chemin à construire par nous-mêmes.
D’autant plus que, pour mieux brouiller les pistes, plusieurs histoires se dessinent au fur et à mesure que nous progressons, celle de Zoé, une petite fille qui a peur, celle de l’auteur, qui se décrit dans son intimité d’écriture, celle des ces funambules qui recherchent l’équilibre dans l’adrénaline. Elles ne sont pas disjointes, mais situent les unes à la rencontre des autres. Il nous faut nous laisser aller à nos impressions pour saisir les liens qui les animent, abandonner notre cartésianisme de lecteur, nous dépouiller de nos certitudes. C’est ainsi que ce livre nous révèle toute sa profondeur de construction, autour de la création, de la perte, du passage à l’âge adulte, de la vie quoi.
Ajoutons à cela une écriture absolument remarquable, le choix des mots faisant naître autant d’images pleines de poésie.
Mon libraire m’a dit qu’une de ses clientes avait pleuré plusieurs fois lors de sa lecture ; je veux bien le croire, j’ai été moi-même enthousiasmée et bouleversée.
Merci Olivia Rosenthal.
FB
