Théâtre – Molière : Le misanthrope (2025)

« Un homme qui sait la Cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son coeur, parle, agit contre ses sentiments. » Jean de La Bruyère, 1688

Je suis retournée dimanche dernier au Théâtre de l’Athénée, où j’avais été récemment déçue par un spectacle librement inspiré de Mozart, « Cosi fan tutti » (également chroniqué sur ce blog), dans l’intention de me réconcilier avec cette vénérable institution.

Mon choix s’était porté sur « Le misanthrope » de Molière, une pièce exigeante dans le répertoire du dramaturge, aux propos très philosophiques confinant parfois à la métaphysique ; j’avais vu en janvier « L’avare » à la Comédie Française, monté comme une farce réjouissante, ce serait plus difficile de faire de même avec cette oeuvre ci. Il faut donc un grand art de la mise en scène pour la faire exister à notre époque sans perdre les spectateurs en route.

Pour ceux qui ne s’en souviendraient pas, la pièce met en scène un homme, Alceste, qui déteste l’humanité et plus spécifiquement le mensonge et l’hypocrisie qui entachent d’après lui les relations interpersonnelles, soupçonnant jusqu’à l’expression de la simple politesse. Dans cette détestation profonde et viscérale, il ne fait qu’une exception (assez ambigüe) pour une jeune veuve, Célimène, qui représente tout ce qu’il déteste, superficialité, médisance et coquetterie, mais dont il est amoureux et qui lui jure l’aimer en retour ; même s’il la chapitre sur ses habitudes, il n’arrive pas à l’en blâmer assez pour la quitter. A la fin, pourtant, convaincu qu’il a été trahi, il ira un cran trop loin et mettra fin à leurs relations, devant son refus à elle de quitter la société.

C’est une pièce sombre, qui renvoie dos-à-dos un Alceste brutal dans ses propos mais plus modéré sur le fond et des courtisans d’une méchanceté insigne sous couvert de bonnes manières. Il faut voir le fiel et l’agressivité sans borne que ces aristocrates parfumés et maquillés à la dernière mode déversent dans ces salons feutrés contre leurs semblables ; comme le dit Célimène « On peut louer et blâmer tout », ce qui montre la futilité de ce jeu de massacre auquel chacun doit se plier tour à tour (la scène opposant Arsinoë à Célimène est à ce propos extraordinaire).

Le metteur en scène, George Lavaudant, a choisi ici de voguer sur la face sombre de l’oeuvre, transformant cette comédie en une tragédie où l’on rit parfois. Les décors, d’or terni et de noir revêtus sont au diapason de cette noirceur, à l’exception du dressing de Célimène, où les nombreuses robes très colorées font un beau symbole du déguisement des âmes. Notons qu’elle-même ne portera que du foncé pendant la pièce, à l’avenant des autres comédiens, costumes noirs et chemises blanches, comme si elle était mise à nu dans sa relation avec Alceste.

Pour tirer cette histoire vers le côté obscur (non, pas de la force !), le metteur en scène s’appuie sur de formidables comédien(ne)s qui font l’armature de la pièce. Eric Elmosnino, tout en incandescence éruptive et douloureuse, fait un Alceste fulgurant ; Mélodie Richard met sa vivacité au service de Célimène, campe un personnage oscillant entre vérité et coquetterie. Le reste de la distribution est excellent, je voudrais souligner les prestations très drôles des trois bouffons, Oronte (Aurélien Recoing, génial comme à son habitude), Acaste (Luc-Antoine Diquéro) et Clitandre (Mathurin Voltz).

C’est un moment exceptionnel que j’ai passé là, en compagnie des spirituels alexandrins de Molière portés par cette troupe talentueuse.

FB