Voilà un film qui m’a profondément touchée, sûrement parce que je suis passée à travers certains des événements qui sont contés ici (j’ai vécu à Pékin de 2020 à 2024).
Lou Yue est un cinéaste indépendant chinois, de la même génération de Jia Zhangke, qui s’est déjà montré critique contre le pouvoir politique dans ses films précédents (« Une jeunesse chinoise », sorti en 2006, avait pour toile de fond les événements de 1989).
Ici, le contexte est la lutte contre le Covid-19, les événements prennent place fin 2019/début 2020, quand un réalisateur décide de reprendre un film arrêté depuis dix ans, et convoque pour ce faire l’ancienne équipe, techniciens, acteurs, à Wuhan. Pris dans la tourmente du début de la pandémie, la majorité d’entre eux vont subir le confinement infligé à cette ville entre janvier et avril 2020 par les autorités, afin d’endiguer la progression de la maladie, juste avant le Nouvel An chinois et ses millions de transhumances.
L’histoire principale devient alors secondaire, il ne faut pas s’attendre ici à la chronique structurée d’un tournage (le « film dans le film » restera d’ailleurs inachevé), l’oeuvre bifurque vers autre chose, en écho à la modification radicale de la vie des habitants de Wuhan.
En Chine, jusqu’à mi 2021, nous avions l’impression d’une certaine sécurité, le fait de devoir présenter un Q/R code vert pour entrer dans les lieux publics, la soumission de certaines agglomérations à des confinements très stricts et parfois longs, les quarantaine (deux semaines à l’époque) pour tout entrant sur le sol chinois, nous paraissaient un prix à payer raisonnable quand nous voyions la mortalité effroyable subie par les pays occidentaux.
A partir de mi 2021, tout a changé, nous avons vu se mettre en place des mesures de plus en plus dures, test PCR obligatoire toutes les 24 ou 48 heures pour pénétrer dans les lieux publics, quarantaine de trois semaines à l’entrée sur le territoire (avec toute une batterie de tests, dont prises de sang – personnellement j’en ai fait 23 pendant ma quarantaine en septembre 2021), envoi en hôpital de toute personne suspectée de maladie (et détention parfois des mois entiers), fermetures aléatoires des habitations. Tout cela nous a peu à peu plongés dans une anxiété quotidienne hantée de drones survolant les rues de la capitale, dont la surveillance venait compléter les scans faciaux permanents et la localisation en temps réel des populations grâce à leur téléphone. Et si Pékin n’a pas été confinée (je pense que cela aurait été un échec pour le pays que de fermer sa capitale – sans compter que vivent à Pékin bien des membres importants du Parti, dont le quotidien eût été rendu moins confortable), ce n’est pas le cas de bien d’autres villes. Vu d’Occident, les cas de Shanghai et de Hong-Kong ont été abondamment commentés – il s’agit en effet des deux villes comptant le plus d’étrangers, qui ont donc fait comme une caisse de résonance au niveau international – mais bien d’autres villes ont été également confinées pendant des durées interminables en Chine. Nous sommes passés d’une organisation sanitaire à une organisation répressive, où la santé ne comptait plus beaucoup, il fallait simplement suivre les ordres et ne pas se faire remarquer, quitte à renchérir sur les mesures demandées. Les « da bai » (litt. « grand blanc »), ces personnes en uniforme blanc, qui ont terrorisé les populations sous prétexte de les sauver, ont même été comparés aux gardes rouges de la Révolution Culturelle (« seule la couleur change », m’a dit quelqu’un qui avait connu cette première période). Rouge et blanc, vie et mort, des couleurs fortes et ontologiques pour dire les tragédies passées (En Chine, le rouge est la couleur de la vie et de la bonne fortune, le blanc se réfère à la mort, ce qui convient bien ici, même s’il est plutôt utilisé comme représentation de la pureté sanitaire).
Dans le film, au travers de ce premier confinement, prolongé par de rares images d’archives à la fin, l’auteur met en pleine lumière les traits principaux de cette gestion sanitaire.
Il y a d’abord l’absence totale d’auto-critique de la part des autorités à la fin de la pandémie : fin 2022, en une semaine, le Covid-19, de maladie mortelle a été rétrogradé au rang de simple rhume, il fallait simplement prendre du doliprane et rester chez soi pour se soigner. Aucune explication à ce changement, le gouvernement central allant jusqu’à dire que, s’il y avait eu des débordements dans la gestion de la pandémie, les coupables étaient les gouvernements locaux qui n’avaient rien compris aux directives ! Cette absence de remise en cause, qui est l’une des racines d’un régime totalitaire, se voit dans le fait que ce film a été interdit en Chine, toutes les allusions à son existence ont disparu des réseaux sociaux, et des utilisateurs de ces mêmes réseaux sociaux se sont déchaîné contre lui, traitant le réalisateur de traître (rapporté par le South China Morning Post) : impossibilité de la critique.
Il y a également la brutalité de la répression, que l’on voit à l’oeuvre ici, c’est une machine impitoyable qui se soucie peu de broyer les gens, il faudra des émeutes spectaculaires en 2022 pour pousser les autorités à faire marche arrière (nous voyons dans les images finales, l’épisode de l’immeuble d’Urumqi, où, durant un incendie, les gardes n’ont pas voulu ouvrir les portes et où les secours n’ont pas pu accéder en raison des barrières, occasionnant plusieurs dizaines de morts – ce fait a profondément choqué les Chinois).
Prise au piège dans cette répression absurde, l’équipe du film va pourtant faire preuve d’une résilience incroyable, à l’aune de ce peuple si positif. Cela nous donne l’une des plus belles scènes du film à mon avis, celle où tous fêtent ensemble et à distance le Nouvel An chinois ; c’est magnifique.
Le cinéaste, enfin, nous montre ici l’importance de l’image. Il construit son film à base de vidéos tournées par l’équipe (ou par des amateurs, pour les images de la fin), utilise le split screen pour rapprocher ces personnages isolés. L’image devient un medium pour garder le lien (superbe scène où l’acteur principal s’endort auprès de l’image de sa femme sur son téléphone) et également un moyen de contestation, comme la seule manière de collecter des preuves et de faire circuler rapidement (avant que la censure ne s’en mêle), des informations.
J’ai voulu ici entremêler mon histoire personnelle à ce beau récit choral, en forme de témoignage et de soutien.
Un film à voir, à mon avis.
FB

Tu m’as donné très envie de découvrir ce film ! Je n’en ai encore vu aucun de Lou Ye, ce serait une bonne porte d’entrée dans sa filmo.
C’est passionnant d’avoir en plus ton regard puisque tu as vécu (et nous aussi, par procuration a travers tes articles) le phénomène de l’intérieur. Il y a effectivement les mesures coercitives et les mensonges d’État (le nombre de décès reconnus par les auti chinoises restant sans doute le plus invraisemblable) mais aussi la résilience de la population, voire même la résistance dont le film de Lou Ye est une des émanations.
Merci encore pour tous tes articles. Il est grand temps que je me remette à l’heure cinéma chinois.
Merci à toi, si j’ai donné envie, c’est déjà très bien ! Bien que je ne me rende pas compte dans quelle proportion mon passé chinois a compté dans mon appréciation du film. Tu me diras ce que tu en penses si tu le vois.
Et si tu veux te mettre à jour en cinéma chinois je te recommande « An elephant sitting still » (2018) d’un jeune cinéaste Hu Bo (curieusement suicidé avant la sortie de son film, lui-même interdit en Chine…) que j’ai chroniqué sur mon blog pour mettre en exergue ce qu’il disait de la société chinoise.
Oui, c’est un autre film qui m’avait déjà été chaudement recommandé. Merci du conseil.