« Tuez les tous. Dieu reconnaîtra les siens » (Attribué à l’Abbé de Cîteaux lors de la Croisade des Albigeois, 1209)
Il est des films en forme d’uppercut, qui viennent vous cueillir à la mâchoire pour vous laisser KO. Celui-ci en fait partie, nourri sûrement par le parcours militant du réalisateur, Mohammad Rasoulof, qui lui a valu des peines de prison et des mises en contrainte dans son pays natal, l’Iran.
De lui, je n’avais vu que son opus de 2017, « Un homme intègre », qui dévoilait, en forme de film tiré au cordeau, la corruption qui gangrène le pays. Il m’avait laissée impressionnée.
Ici se fait jour une autre dénonciation, bien courageuse, de ce pouvoir théocratique qui écrase la liberté de tous, et surtout celle des femmes. Il s’ancre dans une actualité récente, autour de la mort de Mahsa Amini, jeune fille kurde de 22 ans, assassinée par la Police des moeurs en septembre 2022, pour « port de vêtements inappropriés » (comprenez « port inapproprié du voile »), qui a provoqué des manifestations dans tout le pays, violemment réprimées.
Sur cet arrière-plan chaotique, entre manifestations et répression, le film brode la vie d’une famille aisée de Téhéran, mais pas n’importe laquelle. Le père, Iman, après vingt ans de services loyaux envers le gouvernement, vient de prendre un poste d’enquêteur (le dernier marchepied pour accéder à un poste de juge du tribunal révolutionnaire). Sa femme Najmeh se réjouit de cette promotion, elle va pouvoir vivre mieux, dans un plus grand appartement, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, vont pouvoir enfin avoir une chambre chacune.
Mais c’est compter sans ce contexte de presque guerre civile. Iman se retrouve à ordonner quotidiennement la mort de centaines de personnes, ses scrupules du premier jour s’évaporant peu à peu. Cela va conduire à un schisme au sein de la famille, qui devient un symbole de cette société en pleine révolte. Ainsi nous y voyons se jouer la condition féminine, le patriarcat institutionnalisé qui domine les relations interpersonnelles jusqu’au coeur des foyers, l’opposition entre générations, la question de la liberté d’expression (télévision officielle versus réseaux sociaux), le caciquat et ses compromissions successives et cette religion étouffante, qui recouvre tout.
En écho au drame qui secoue le pays, c’est une tragédie antique qui va se jouer dans cette famille, au sens le plus pur du terme. Nous voyons passer des figures de l’Antiquité, Antigone (la fille qui risque tout et se dresse contre ses parents), Médée (la mère prête à sacrifier ses enfants sur l’autel de son époux), et le père, pareil à n’importe lequel de ces dieux antiques coléreux et prêt à tout. Et c’est ce qui confère à cette oeuvre une portée universelle.
Bien que très long (presque 3 heures), le film ne musarde pas, il est sec et resserré, plein de fièvre, et nous offre également des moments qui s’attardent sur certains faits (le soin par la mère à la camarade de Rezvan, blessée). Il nous installe dans un temps long, qui nous fait mieux ressentir cette dramaturgie intemporelle.
Le film s’achèvera sur une scène dans un village détruit en forme de labyrinthe, un symbole qui nous rappelle Ariane et le Minotaure.
J’avoue avoir pensé à « Shining » de Stanley Kubrick (1980), à la fois pour la scène d’introduction, où nous voyons la voiture d’Iman circuler dans les montagnes à la tombée de la nuit (qui rappelle la scène introductive chez Kubrick) et pour ce labyrinthe où va se cristalliser l’acmé du film.
Les acteurs sont magnifiques, je ferai une mention spéciale aux femmes, surtout à Mahsa Rostami, qui joue Rezvan, figure de madone sacrificielle que je n’oublierai pas de sitôt.
Excellent film.
FB

Très belle critique qui renvoie ce film si riche sur les rivages de la tragédie antique. Voilà qui ajoute de belles racines à ce figuier sauvage aux fruits décidément si nourrissants.
Merci, j’ai vraiment adoré ce film, qui parvient à conjuguer actualité et intemporalité (et qui, je pense restera dans les mémoires pour cette raison).